C'est assez amusant à noter - la relativement pauvre observation que j'ai pu faire de la société québécoise à travers les grands succès de son industrie cinématographique m'a emmené à la conclusion que, plus qu'ailleurs, ce qui compte vraiment ici, c'est la famille. Est-ce parce que des hivers rigoureux de onze mois (l'été a duré exactement neuf jours début juillet) ont depuis toujours contraint les Québécois à s'encabaner chez eux, à y rester immobile et rieurs pour mieux se réchauffer, développant un amour invétéré pour la chanson et le conte lors de longs après-midis familiaux à pester contre la tempête de neige ? Est-ce parce que la société canadienne dans son ensemble est si pacifiée, joviale, non conflictuelle et peu curieuse du grand monde que les problématiques internes au foyer, la douceur et la difficulté des relations quotidiennes au sein de la structure la plus intime, sont devenus le centre d'intérêt majeur des spectateurs, la seule corde sensible que les scénaristes triturent ? Toujours est-il que, dans les grands quotidiens nationaux (au sens, bien entendu, de québécois), les pages internationales sont reléguées au dernier rang comme dans l'infâme République des Pyrénées, quand les grands débats de société enflamment jour après jour les passions sur l'insalubrité des maisons de retraite, l'attitude des différentes générations face au divorce, la réforme de la natalité assistée par l'État. Et sur l'écran - petit ou grand : des familles !
Prenons par exemple Lance et Compte, réputée comme l'une des séries fondatrices de toute la culture populaire depuis les années 1980 - sombre décennie de l'histoire récente de l'humanité, de la musique, du design intérieur et de la mode vestimentaire, de la police d'impression et du port de la moustache et de laquelle, au demeurant, elle n'a jamais voulu sortir :
L'idée m'avait interpellé : voici, de prime abord, une série télévisée qui parle de hockey. De bonne guère, de bonne augure, me frottais-je donc les mains : c'est toute mon approche que j'allais peaufiner de ce sport dont l'aura et l'impact sur la fierté d'un peuple relègue l'Olympique de Marseille au rang de glaçon fondu dans un océan de pastis. Le générique (une fois coupé le son) vous met l'eau à la bouche ? Eh bien, pantoute : la patinoire est un prétexte et l'intrigue aussi bien ficelée que la carcasse d'un orignal. Dans le monde imaginé par un trio de scénaristes visiblement fort peu au fait des exigences et spécificités d'une équipe professionnelle nord-américaine, les saisons s'enchaînent au gré des épisodes, les collectifs de cancres finissent par remporter la coupe lorsque le joueur majeur, dépressif jusque-là, se trouve sublimé par le discours d'un nouvel entraîneur muté en moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire du club des juniors de Rimouski dans lequel il se morfondait en essayant de rassurer sa femme. Car voilà : le National en toile de fond, il s'agit avant tout de la grande fresque des saisons dans une petite ville du Québec, narrant comme la rigueur de l'hiver peut finir par peser sur vingt ans de mariage (l'entraîneur Marc Gagnon), comment les luttes de pouvoir entre mâles se retrouvent tant au bureau qu'à la maison mettant aux prises les pères et les fils, ou comment la solitude traversée par un adolescent orphelin s'accommode mal des virées entre copains dans le rade du village. C'est probablement fort captivant mais le manque de profondeur des dialogues finit par s'auto-mutiler dans le tintamarre incessant du synthétiseur ; j'ai rapidement cédé (on notera d'ailleurs que le premier long métrage de la série sortira - enfin ! - sur les écrans à la fin novembre et que les scénaristes ont préféré d'emblée y tuer Marc Gagnon. Bon point. Laissez donc la rondelle aux nouvelles générations).
Il en va de même pour J'ai tué ma mère, le premier opus du nouveau petit génie du cinéma québécois, Xavier Dolan, révélé sous les projecteurs de la Croisette cannoise en 2009 et dont la coiffure mi-décalée, mi-hermaphrodite a été instantanément adoptée par à peu près les deux tiers des jeunes hommes du pays (charmant n'est-ce pas ?). L'oeuvre était présentée en ouverture de Divers/Cité, la grande fête gay de Montréal, et si Dolan se permet quelques scènes d'une crudité et d'une impudeur d'autant plus déstabilisantes qu'elles font office de coming-out pour un jeune homme de vingt ans, je crois que tout son film est avant tout un prétexte : à fourrer d'abord un peu partout son immense connaissance du septième art, de références directes à Resnais (me soutient-on) à ces reproductions volontairement inesthétiques - et donc absolument délectables - de longs plans ambulatoires à la Wong Kar-Wai, jambes un peu plus pileuses, vaisselle d'un peu moins bon goût ; à régler ensuite ses comptes avec la vie et l'échec évident de son émancipation au sein de la structure parentale. La mère répond à tous les noms d'oiseaux ; le père, lui, est carrément un goujat. C'est très très bon, d'une écriture vivante et vivifiante, plein de réminiscences de scènes vécues ou fantasmées, et l'on quitte malgré tout l'amphitéâtre avec le coeur rempli d'un immense amour - ou d'un désir d'amour - pour ses propres parents que l'on a eu le bonheur de ne pas traiter de la sorte.
Mais c'est dans l'innocence de la découverte à treize ans du monde barbare des adultes que j'ai fini par trouver le film québécois qui m'a le plus touché à ce jour. Dans l'innocence et - flagellez-moi - dans l'esthétique fort particulière des années 1980, certes ici volontairement plagiée et donc agréablement remise en valeur à coups de popsicles et de causeurs tigrés. Dans le très mignon et très juste 1981 de Ricardo Trogi - prononcez "tro-dji", c'est important - on trouve une famille qui vit au-dessus de ses moyens, la crise de l'endettement immobilier, le défi proposé par un changement d'école, la haine qui rapproche tant un frère ado d'une soeur cadette, les premiers émois de gars encore sur leur vélo pour la nudité d'un Playboy ou la douceur d'une Anne Tremblay. Et puis des rêves de petit garçon, un patrimoine familial lourd, de l'Italie à la Côte-Nord, des mises au point incendiaires, les premiers Walkman Sony, de la tendresse et une gang de K-Way rouges.
Bref, ici non plus, point de grands discours, point de rebondissements spectaculaires dans une intrigue quasi inexistante. Simplement le bonheur de parler de soi-même, de ses proches, des problèmes qu'on rencontre tant qu'ils sont encore là. Parce qu'après tout, comme le chantait Renaud, "la douleur c'est très rassurant ; ça n'arrive qu'aux vivants".