Depuis quelques jours je le sentais venir, irrépressible, mauvais. Cette après-midi, il s'est déclenché, s'est épanoui brutalement dans toute sa splendeur, me forçant à quitter le bureau plus tôt, à rentrer chancelant dans ma tanière pour y déglutir hagard de grandes gorgées de whisky. Il est probablement fils de la nuit qui s'est abattue en ce premier lundi d'horaire d'hiver à quatre heures trente à peine ; frère du brusque radoucissement d'hier, qui m'a contraint à sortir à regret mon yurongfu de la buanderie dans laquelle il se terrait depuis six mois.
Ce “il”, il n'avait pas vraiment de nom. Je le sentais monter en moi sans pouvoir le nommer. Chez les Inuits de Thulé, dans l'extrême nord-ouest du Groenland, j'apprenais cela ce matin-même de la superbe plume de Jean Malaurie, on appelle cela perdlérorpoq. Il se déclenche, le plus souvent, chez l'être sain et adulte, qui sait ressentir “tout le poids de la vie” - ô chaleureuse innocence de l'enfant, ô reposant abandon du vieux décrépit qui ne craint plus l'existence – vers la fin de l'automne, lorsque le soleil déjà ne surgit plus que quelques poignées d'heures par jour, avant de sombrer définitivement derrière la crête acérée des icebergs pour s'en aller rejoindre les Pygmées d'Australie pour les six mois de l'hiver (une analyse détaillée ici pour les anglophones et les patients).
Ce “il”, c'est donc perdlérorpoq ; c'est aussi en quelque sorte Amok en Malaisie, berserk chez les Vikings. Un esprit maléfik et kruel plein de rudes consonnes, de k désagréables sur la langue comme dans les veines, un peu comme le néerlandais, kronch kronch kronch. C'est un coup les jambes qui flanchent, un coup le cœur qui s'agite sous la poussée d'une angoisse incontrôlable. C'est un désarroi immense face à l'ineptie de la vie, la sensation que tout s'éteint, que l'on est dénué du moindre plan à moyen terme, que la survivance béate d'un corps malingre et épuisé est un trop grand effort, inutile et indigne. C'est l'envie de s'effondrer par paresse – ou par désir de l'ivresse de mort qu'un assoupissement général de la machine corporelle saura sans aucun doute provoquer, comme cette sorte de suicide d'abord moral puis bien physique dans les dernières pages du très court et brillantissime To build a fire de Jack London.
Abandon face à la dureté de ce que notre chère et tendre Terre nous réserve. La charge inarrêtable et terrible de l'hiver.
Ce soir donc, comme on dirait ici, j'ai capoté. La saison est longue, plus que toute autre dans le calendrier québécois. Les Algonquins ne s'y sont pas trompés, qui comptent six saisons dans leur vocabulaire dont quatre caractérisent diverses étapes de notre hiver européen, sémantiquement bien pauvre. Quant à l'inuktitut, il assimile tout simplement le concept d'année – oukiók – à celui d'hiver – ...oukiók.
Pourtant, le moins que l'on puisse dire, c'est que j'étais prévenu. C'est d'ailleurs tout l'objet de ce texte : tendez donc vos papilles gourmandes, vos yeux émerveillés, aux cinq étapes qui annoncent l'arrivée de l'hiver. Rien n'est plus charmant, je suppose, en voyage, que de prêter une oreille curieuse et volontaire aux dictons et coutumes ancestrales, surtout lorsqu'elles ont un impact aussi puissant sur le confort et la santé quotidiens. La sagesse populaire québécoise, au demeurant, se rapproche fortement du savoir millénaire que véhicule le calendrier agricole et lunaire asiatique, comme si en venant se métisser par l'ouest aux “natifs” eux-mêmes issus de vagues de migrations orientales, on avait bouclé la boucle de la grande expérience humaine, de la compréhension naturelle de la vie [dans un bref aparté sociologique, on notera d'ailleurs que la population québécoise est beaucoup plus ouverte à l'ensemble des principes sanitaires issus de la théorie taoïste des complémentarités, de l'acupuncture à la consommation massive de produits médicinaux dits “alternatifs” parce qu'ils sont naturels (sic)].
Premier indice, le plus chinois de tous : les nuits qui rafraîchissent. Oh... je me souviendrai pour longtemps de ce jour olympique où la douce et lunaire Fanny Fan me prédit une abrupte chute des températures sitôt passée la cérémonie d'ouverture de la grande fête foraine – confiseries, stupeur et illusion – que furent les JO de Pékin au mois d'août 2008. Vous avez bien lu : “mois huit” comme disent les Marocains (et les Chinois aussi for that matter). Quand notre bon vieux et hautement falsifié calendrier grégorien s'acharne lamentablement à nous faire croire à l'été, notre tendre planète, tous les indices sont formels, entre de plein pied dans l'automne. Dix août – c'en est fini de la chaleur impressionnante des plaines, de la satisfaction grégaire qu'on éprouve, tel un lion dans sa savane, à souffler le temps de trois expirations au moins le soir quand tout s'écroule, la soif, le soleil accablant, la sueur perlant aux tempes même immobilisé sous un arbre. À l'an prochain ! début août, c'est le début des grands froids, manches courtes au midi mais bonnet quasi phrygien (après tout, on baigne en pleine révolution) dans l'obscurité saisissante. Il en fut ici comme partout ailleurs : rangés les ventilateurs, sortis les couvertes. Le temps des terrasses est déjà révolu.
Deuxième étape dans notre suicidaire course vers le grand gel : l'épluchette du blé d'Inde (avec les conséquences désastreuses qu'elle peut avoir).
Je ne m'attarderai point ici, n'appréciant que peu le maïs et limitant ma consommation annuelle à trois épis bouillis et un sac de pop corn, et ce malgré une enfance certes tout à fait urbaine dans une Aquitaine qui figure parmi les principales régions productrices en Europe. Je trouve bien plus sympathique l'invasion dont fait l'objet chaque année le vieux centre de Pékin ; lorsque la ville soudainement croule sous des montagnes de poireaux et de choux, toutes feuilles battant au vent, s'écrasant comme des gifles sur la face rougeoyante des vendeurs de doufu et de saucisse de chien qui arpentent les ruelles sur leurs tricycles grinçants et vous éveillent aux premières lueurs du jour – d'intolérables neuf heures de gueule de bois au erguotou 二锅头 – sous le cri lancinant de quelque yang rou niu rouuuuu redoutablement musical et sonore.
On en vient donc au troisième point, le plus sucré de tous : la cueillette des pommes. Oh charmant Québec, terre de vergers abondants, regorgeant de Saint-Eustache à Chambly de pommiers verdoyants et parfumés. McIntosh, Spartan, Empire, Cortland. Les chemins de campagne embaument, la terre est humide, les guêpes vous accompagnent encore : pour cinq pièces et des poussières on s'en met plein les poches, plein l'estomac surtout, on grimpe aux arbres, on remonte les sentiers en se baffrant à qui mieux mieux, jusqu'à vomir un jus putride et fermenté d'acétone du grand air. Pour les trois semaines suivantes et à la condition d'avoir un four – un post à venir sur le bonheur de vivre dans la précarité matérielle ? - on ne jure plus que par crumble et tourtière, ragoût de porc aux pommes et compote de grand-mère. La deuxième quinzaine de septembre est de loin la plus gouteuse de l'année.
Octobre, par la suite, est le mois des couleurs [nouvel aparté euphorisant et quétaine : j'ai constaté en de grands éclats de rire que, à l'instar d'une marque déposée, l'appellation Les Couleurs s'était imposée comme tout aussi valide et autosuffisante que n'importe quelle autre fête du calendrier, catholique ou païen : “la semaine prochaine c'est les couleurs, on va-tu en campagne ?” ; “demain je monte sur la montagne, c'est encore les couleurs”; Festival Orgue et Couleurs). Et de fait, si dans mon asociabilité usuelle j'ai raté, faute d'amis motorisés – parle-t-on encore d'amitié lorsque le bénéfice matériel est à ce point significatif ? - l'occasion d'une sortie randonnée dans les Adirondak ou le nord du Vermont, je n'en ai pas moins escaladé trois fois le merveilleux et changeant Mont-Royal. Foisonnement magistral de feuilles, explosion de nuances, de senteurs, de rouges vifs, d'or brillant et chaud. On enfonce ses bottes dans le tapis humide en décomposition et l'on piste les ratons-laveurs, une pousse de céleri en main (ce qui, au demeurant, est une fort mauvaise idée tant le raccoon de base préfère, étonnamment, les Doritos aux légumes crus).
De longues promenades en vélo – mes dernières visites à la Petite-Italie et au-delà, contrées pour le moins centrales qui me paraissent désormais si haut sur la côte, si étrangement boréales – m'ont inspiré quelques vers que je reproduis ici plus par souci de les sauver que par réelle fierté poétique.
L'automne est bien là ! Le temps des feuilles d'or,
Des rouges chatoyants – Et la ville qui s'endort.
Le froid jour après jour enveloppe la vie
D'un peu plus de douceur et d'un peu moins d'envie.
Au Marché Maisonneuve d'imposantes citrouilles
Finissent en potage que les enfants mâchouillent
Dans un geignement gai ; ils savent que Noël
S'en revient au galop. Que la saison est belle !
Là-haut, dans le Mile End, les pistes sont jonchées
Du tapis duveteux des feuilles détrempées
Par les pluies incessantes venues des Grands Lacs.
Elles s'écrasent au sol en d'indécentes flaques.
Mollesse, humidité froide, pourriture. Sous l'éxubérance des couleurs, on touche bien ici à un début de déprime, au commencement de la fin : branches mortes sur les trottoirs, nuit précoce et saisissante, buée épaisse par-dessus les écharpes. La cinquième étape, le cinquième doigt de l'hiver ? « La première tempête de neige ». On l'attend tous bientôt, frissonnant sous nos couettes. Lorsque la main au complet se sera refermée, la prise, à n'en pas douter, sera terrible. La sagesse populaire québécoise, encore elle et sous la forme d'un micro trottoir auprès des vieux tarés du Quartier Latin, est formelle : l'hiver 2010-2011 sera un vrai hiver, comme on en n'a plus eu depuis des lustres. Alors, engoncé dans ma chauferette, un bol de vin chaud à main droite, je m'efforcerai d'envoyer quelques boules bien glacées en guise de pensées – ma patience légendaire enfoncée dans mon bonnet et mon perdlérorpoq perché sur les épaules, me veillant tel un ange hystérique et cruel.