jeudi 15 juillet 2010

Éclatement de bulle

Alerte ! Les spéculateurs ont de nouveau fait des ravages ! On en a trop voulu, trop acheté, trop vendu, bataillé, ferroné, titillé, ajouté, retranché, calculé, revendu, racheté, et tout à coup le chaos. On avait annoncé (à raison) la crise financière de 2009. On avait prédit (à tort) la crise immobilière chinoise. Mais personne n'avait imaginé que la bulle culturelle du Québec serait un jour sur le point d'éclater.

C'était donc à l'orée du mois le Festival international de jazz de Montréal, l'aberrant, l'assourdissant, le tonitruant, l'enthou-siasmant, le beaucoup trop immense FIJM. Un budget de 30 millions de dollars, un programme de 188 pages, dix-sept scènes, un seul décès : ma motivation. Impossible comme diable de faire un choix. Ils étaient tous là, les increvables, les déjà crevés, les monstres sacrés, puis toute la piétaille dont on se fout comme de sa première Molson mais qui font un bien fou aux oreilles. Lionel Richie, Sonny Rollins, John Zorn, George Benson, Manu Katché, Lou Reed, Keith Jarrett, Gary Peacock, Gipsy Kings, Plants&Animals, Brian Setzer, Emilie Simon, KidKoala, Herbie Hancock, Taj Mahal, The Roots, Wax Tailor, Caravane Palace, Rakim, Emir Kusturica, n'en jettez plus ! J'en passe et des meilleurs.

Alors, forcément, la populace est déroutée. Lorsque ni le cœur ni la tête n'y sont plus, cela donne de grands vides à s'en fendre la poire, comme ici un mardi 17h sur la scène Loto-Québec :

Au départ, j'ai donc boudé. Je refusai catégoriquement de pénétrer sur un site au demeurant quadrillé alors qu'il phagocyte l'essentiel du Quartier des Spectacles, bloque la circulation sur deux axes majeurs et sur la ligne verte et vous contraint à entrouvrir votre sac trois fois consécutives quand bien même vous ne descendez qu'au Archambault du coin acheter votre journal. Pis en premier lieu, je n'aime pas le jazz (on va encore me traiter de rabat-joie). En vérité, je crois que je connais trop peu cette musique pour savoir l'apprécier ; sans doute faut-il y voir l'humble soumission du néophyte devant la nébuleuse magique d'un monde qu'il appréhende mal et qu'il respecte par principe de précaution (en voilà un qu'on aurait dû, soit dit en passant, prendre un peu mieux en compte à l'approche des crises sus-mentionnées).

Énéoué. Car au-delà des arabesques musicales des contre-bassistes, pianistes et autres saxophonistes qui se revendiquent vrais... jazzistes ?, le FIJM c'est surtout un immense party à ciel ouvert, l'occasion d'entendre des perles comme "Touche-moi pas avec ton hot-dog" et de croiser sur un même bout de gazon de cinquantenaires américaines venues tout droit du Massachussets, à l'accent posh et à la culture poche (ha !), de jeunes dandys noirs en queue de pie et chapeau de feutre, des groupes d'iraniens et pakistanais en sortie annuelle, saris, voiles et babouches, des québécois pure souche descendus pour dimanche de leur lointaine banlieue, famille au grand complet, de la petite soeur à tresses au grand-père un peu ivrogne qui traîne partout sa chaise, et puis encore des accros de la première heure, de vrais connaisseurs, des filles – beaucoup, et belles, des hommes aussi – beaucoup, et beaux. Du monde à en avoir le vertige et à rester chez soi, en sélectionnant attentivement deux concerts pour lesquels on est prêt à payer et à se réfugier sous l'air climatisé du Théâtre Maisonneuve.


J'ai ainsi découvert Andrew Bird, multi-instrumentiste chicagoan qui, comme son nom le laisse deviner, siffle. Il joue aussi du violon en le tenant comme un yukulélé. Il gratte un peu sa guitare. Il se pointe en chaussettes sur la scène.  Et il chante : ô, divinement bien, un peu du Jeff Buckley dans la voix, de sensuelles incantations à quelque amour disparu, des odes gutturales à... des expressions en français qui l'auront fait se bananer au collège, et cette étonnante capacité qu'ont les artistes qui se samplent de créer comme un opéra à eux seuls sur la scène. J'ai ainsi enfin trouvé un maître à XiaoHe, ce petit génie du Hubei dont les chants de gorge se répondent au gré de ses coups dans les pédales de rythme.


Également découvert l'excellente Ana Popovic, dont les attaques intrépides à son manche de guitare m'ont fait rater la moitié du concert de Kusturica (quoique personne ne sait que j'ai également fui la seconde moitié de dépit et de lassitude, laissant le gourou des Balkans massacrer les Floyd et Deep Purple à grands coups de gipsy punk et d'insultes à MTV). La très sexy Ana, elle, se moque pas mal des apparences : elle emmanche son instrument et le tabasse à plus soif, invoquant les grands noms de son adolescence – un certain Mississippi Heat ? - tout autant que les fées du rock'n'roll.

On est donc quand même assez loin du jazz avec tout cela. Le FIJM, c'est plutôt la Fête ou il est Interdit de Jeuner sur la Molson, tout le monde est heureux, tout le monde se sourit, ça ne fait honneur au jazz que pour les quelques centaines de journalistes accrédités pour toutes les salles, mais dans le fond j'ai passé deux semaines dans... ma bulle. Elle n'a pas éclaté. Ce fut un chouette kaléidoscope.

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