… Chicago ! Tiens donc, Cendrars ne l’a pas chantée, celle-là ? La Paix soit sur le poète, il l’aurait chérie comme pas deux. Chitown : la ville dans son essence, c’est-à-dire noire et poisseuse. L’aimant imparable qui vous attire du fin fond de votre campagne, avec vos femmes et vos enfants, vos valises et vos rêves et puis qui vous avale, vous vomit, vous rejette avec vos rêves et vos valises, vos enfants et vos femmes, qui ne laisse qu’un immense étron de fer et de barbaque rance.
Echicagou : le marais qui sent l’oignon pourri. Pieds-Noirs et Miamis, quand ces derniers ne bronzaient pas encore sur les plages de Floride, ne s’y étaient pas trompés, c’est dans la popotée et l’odeur de vieille graisse que les colons français, visionnaires aux narines bouchées, sont venus embourber leurs taloches, il y a quatre cents ans de cela. Marquette le jésuite, Jolliet le trappeur, une fine paire pour édifier les hommes, leur remplir l’âme de bon, de chaud, tout autant que la bourse. Un plan grandiose déjà : un jour mon fils tu verras, sur ce marécage nauséabond, qui présentement pue la moufette (sikaakwa en miami-illinois, paraît-il), une Ville s’élèvera ; et cette Ville sera immense ou elle ne sera pas.
Chicago, c’est le fort Dearborn rasé en 1817, la fin d’insignifiants comptoirs de traite et les méchants Indiens qui rôdent, la vaste plaine en somme, l’idée qui germe pourtant qu’en investissant un peu sur rien, en faisant un pari comme ça, quelques petits millions de dollars fédéraux pour assainir les sols, pour creuser un canal, le commerce peut-être reprendra. Le vieux Beaubien, dans sa taverne des bords de la rivière, n’a qu’à bien se tenir : les accords de biniou qui sortent les soirs de lune et s’en viennent danser dans l’air impénétrable des étés du Midwest, les entrepreneurs n’en ont cure. Qui ne tremblerait pas dans sa culotte devant la perspective de relier enfin le réseau des Grands Lacs au puissant Mississippi, achevant l’œuvre de tous les colons européens, qui de l’Hudson au Saint-Laurent ont cherché des siècles durant le passage vers le Grand Ouest ?
Ô perspective magique ! en cinquante ans, tout y passe : chemin de fer, industrie du bois, abattoirs sans fin, sidérurgie. Chicago, rayée de la carte, renaît de ses cendres pour en produire davantage, s’empare tel un enfant colérique de tout ce qui lui tombe sous la main et le transforme en or : devenue coup sur coup capitale mondiale des céréales, de la viande bovine et porcine, de la menuiserie de masse, de l’acier, elle pompe les forces du Vieux-Continent, polonais, italiens, juifs, ukrainiens, irlandais, ils se massent tous pour le cœur de la belle, avant de les dégueuler en vagues entières vers l’ouest encore vierge dont elle est la porte d’accès, via les trains grand luxe qui s’en vont vers Saint-Louis, vers Denver. Traversée des Rocheuses au charbon : ô perspective magique !
Chicago atteint son premier million en 1890, un demi-siècle à peine après sa renaissance. Quelle agglomération au monde peut se targuer d’avoir grandi si vite ? Plus rien ne l’arrêtera, ni les grands incendies, ni les émeutes raciales, ni même cent ans d’échecs des pathétiques Cubs. La récession ? connait pas, les gratte-ciels poussent à l’âge du fer comme les boutons sur la gueule d’un ado. Puberté magique truffée de rêves d’artistes, à l’aide de décrets visionnaires : par obligation municipale, les promoteurs se découvrent des passions dans le cubisme ; les Picasso, les Chagall investissent les rues étroites d’un Loop qui étouffe sous cinq lignes de métro aériennes, au pied desquelles passants et hommes d’affaires se bousculent sans trop se côtoyer. Il est vrai qu’à Chicago, on ne se côtoie pas. Les Noirs restent avec les Noirs, les Mexicains avec les Mexicains. Seules d’immenses peintures murales rapprochent quelque peu les murs crades des quartiers de chacun.
À l’arrivée, on m’avait prévenu : « Chicago se visite en trois jours. » Cela est vrai. Cela importe peu. À partir du quatrième jour, ce fut un vrai bonheur. Un bonheur de loser dépressif peut-être, comme toujours dans mes voyages les plus réussis. Le pitoyable musée DuSable à la gloire de la race afro-américaine, dénué de toute perspective historique, de tout message, de toute ambition, vaut bien la peine d’aller se perdre dans les marges cabossées de l’University of Chicago, rayonnante quant à elle de gothisme et de pelouses taillées. Ville de contrastes sociaux : par crainte des balles perdues, on m’avait fortement décommandé de visiter Brownsville, l’ancien ghetto noir, maternité à ciel ouvert pour les génies du jazz, puis du blues, deux autres dons de Chicago à la face du monde ; mais dans les bus rouges qui remontent Beach Avenue, chez les hipsters à chemise carottée, j’ai vu les usagers laisser leur sac sur le promontoire avant puis aller s’installer tout au fond du véhicule – insouciants de toute surveillance accordée à leurs biens. Dans le même temps certes, des gamins de Englewood continuaient de tomber comme des mouches, et certes pas de la chaleur qui fut pourtant épouvantable.
Voilà un bon gros Midwest comme on l’imagine : de vieux quarante degrés à l’ombre, aussi poisseux et humides que le blizzard sait l’être en hiver, des ciels immenses, chargés d’électricité, des éclairs d’énergie pure qui scintillent sans éclater jamais, ou plutôt si, d’un coup, après plusieurs heures de mise en garde, laissant s’écrouler sur les terrasses des trombes d’une eau collante qui fait pourrir les barbecues et ressortir les rats, que je n’avais guère vu aussi épais depuis ce quartier de Hanoi coincé entre la digue et le Fleuve Rouge, là où plus rien ne circule.
Dans le fond, Chicago c’est un peu Montréal : le même climat excessif, la même assurance face son histoire – coups de théâtre industriels et politiques, émeutes, Juifs et Chinois – quand les campagnes de l’Ontario se cherchent en permanence un passé qu’elles n’ont pas ; le même quartier gai où cafés et sex-shops trendys arborent de fiers drapeaux arc-en-ciel, les mêmes bobos cyclisés, faux écolos et vrais amateurs de bières locales, de burgers bio et de partys undergrounds, les mêmes excentricités stylistiques et la même absence totale de jugement sur les autres. Montréal lui a même volé, sans parvenir à l’imiter, le Millenium Park et sa fontaine magique, sa scène de concert en plein air, sa vue imprenable sur Downtown, qui sont devenus chez nous l’assez modeste Place-des-Arts.
Dans le fond, il ne manque que deux choses à notre chère cité : une coupe Stanley fraiche de moins de deux ans et une légumineuse sortie des mains d’Anish Kapoor. Car Chicago aujourd’hui, avant toute autre chose, c’est son Bean, son haricot magique : la foule qui perpétuellement l’entoure, les heures que chacun passe à l’observer, à le toucher, à s’y soumettre, s’allongeant sous lui, offrant ses entrailles et sa pudeur, en font une raison unique et suffisante de visiter la ville, ainsi qu’un sublime – et volontaire ? – pied de nez à l’histoire de la ville, à son magnétisme incroyable : rien ni personne mieux que Cloud Gate – le vrai nom de l’œuvre – incarne la force d’attraction de Chicago, l’aimant éternel de ces dames, mais aussi de ces hommes.
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