J’ai toujours adoré les cimetières.
Certains, croisés au cours de mes déambulations, sont restés gravés dans ma mémoire de manière indélébile, ce qui est plutôt bienvenu, admettons-le, dès lors qu’on parle de plaques commémoratives, d’un lieu destiné à entretenir pour l’éternité le souvenir des non-éternels. C’est pourtant bien peu la mémoire des gens qui m’est restée – à l’exception de ce pauvre gars près de l’entrée nord-ouest du Père-Lachaise, qui s’appelait Crétin et qui a emporté avec lui dans sa tombe ce patronyme peu flatteur.
Des endroits intégralement dédiés aux gens, dont j’apprécie donc avant tout, peut-être par désir de rendre un peu de vie à la mort, la composition, la topographie, l’orientation cardinale, le feng shui et la faune bien vivante : mes premiers écureuils, loin avant Montréal, dans la forêt de hêtres et l’océan de mousse du charmant Brompton Cemetery, dans le quartier de Fullham à Londres, à deux pas de l’immense stade de Chelsea et dont les murs de pierre résistent tant bien que mal depuis 1840 à la poussée des racines d’arbres bicentenaires ; le paso doble des bourdons et le vol ivre de gros papillons pourpres entre les tombes rondes comme la lune du cimetière municipal de Coloane, à l’extrême sud de Macau, là où le temple de Tin Hau s’écrase sur une butte toute verte battue par le vent du large, au-dessus des eaux jaunes et boueuses de la Mer de Chine, dont on observe le grondement impétueux du haut de l’Estrada Da Aldeia dans ce petit paradis portugais d’Extrême-Orient ; les vipères ou autres dégueulasseries reptiliennes à l’écaille ocre comme la pierre, qui vous grimpent sur le mocassin sans vous prêter attention alors que, gamin, vous êtes touché pour la première fois par le sacré qui émane du trépas, par le sacré qui émane des montagnes, dans ce petit enclos sans nom là-haut sur les plateaux qui dominent Ferrières, là où les sèches Pyrénées deviennent le terrain de jeu des sorcières et des golems de craie.
Aucun bien entendu ne vaut l’épatant cimetière du Montparnasse ; de valeur il n'a, c’est certain, uniquement parce qu’il a accompagné, littéralement, mes premiers pas parisiens : il n’y avait pas une heure que j’avais débarqué de la gare, posé mon vieux sac cradingue dans une chambre miteuse tenue par des Chinois, que mes pas m’avaient mené tout droit, sans que j’y prenne garde, à la tombe de Baudelaire dont je venais de terminer les Paradis Artificiels. Par une sombre ironie du destin, il y végète sous le premier nom d’Aupick, son général de père, ce qui n’empêche pas les Coréens et plus encore les Italiens de venir y glisser, par le moindre interstice duquel s’échappe chaque soir le fantôme du poète, quelques billets de vers, dans leur langue maternelle tout autant qu’en français. Les Italiens m’étonneront toujours – alors que, ivre comme un cheval, je récitais quelque part près d’Alvore, dans le grand sud du Portugal, les derniers vers du Voyage à mon amie Marianne, débarque un charmant grand blond qui, d’un accent suffisamment discret pour qu’il soit excitant, m'ôte les pieds de la bouche et termine la strophe à ma place. Un peu plus loin, ce vieux loup de Gainsbarre fume encore de sous sa tombe, recouverte saison après saison de choux-fleur, de tickets poinçonnés, de mégots de gitanes. Depuis lors, chaque fois que la vie me ramène à Paris, je me fends d’un hommage silencieux à la mort des grands hommes qui ont su rester vivants et m’offre un pèlerinage, sous la pluie ou le cagnat, au pied de la grande Tour qui ricane de loin, temple d'un autre genre, retranchée derrière ses verres fumés et ses enseignes géantes à la gloire d'une banque.
J’en fais de même, au demeurant, dans ma vieille ville natale, où autant que faire se peut je m’en vais voir la grand-mère, enterrée auprès d’un homme que je n’ai jamais connu, qui ne fut mon grand-père ni biologique ni adoptif et qui sera pourtant, peut-être, le patriarche dans mon propre caveau, si les aléas de l’existence après notre existence m’expédient dans le trou familial plutôt que sous la forme de cendres au milieu des isards, dans les hauteurs désertes de la chaîne des Pyrénées.
Si je la chéris autant, cette tombe du bout du Cours-Camou, c’est d’abord dans une immense hypocrisie familiale – la dernière fois que je l’ai cherchée, j’ai dû me résoudre à demander de l’aide au gardien du cimetière. Lorsqu’enfin je m’en approche, j’y dépose quelques cailloux, comme le font les Juifs, quand bien même la défunte me lisait l’Évangile bien avant les aventures de Tintin. Ce n’est point là mauvaise foi ou revanche douteuse ; au contraire : je lui parle, à cette chère grand-mère, je lui raconte quelques épisodes de ma vie, les plus catholiques certes, je rends hommage à son passage sur Terre mais j’évoque assez peu les chaussons aux pommes dont elle me gâtait, les décalcomanies qu’elle me laissait accrocher dans tous ses Télé Z. Si je me recueille sur sa tombe, c’est par pur égoïsme : car je n’ai à ce jour pas d’autre mort à chérir, pas d’autre religion à pratiquer, pas d’autre grand mystère à craindre et à détricoter. Élevé – dès le retour des vacances – dans l’athéisme le plus farouche, effrayé aujourd’hui tout autant par les drogues psychotropes que par les mosquées et les temples à la porte desquels je reste déconfit, ma vie s’est progressivement désemplie de spiritualité, de mysticisme, de la perception du sacré, et les cimetières sont finalement ce qui m’en rapproche encore le plus. J’aime m’y recueillir gravement, respirer de grandes lampées d’air en minimisant ma trace, ma présence, piquer du nez au sol et compter les limaces, comme dans une forêt ou en montagne à l’automne. La force de ce qui nous échappe enveloppe petit à petit mon esprit, je m’efforce d’échapper une larme, par principe, sans trop bien savoir sur quoi, puis je ressors ragaillardi comme d’une session de yoga, et dans la plupart des cas pour retourner derechef m’assommer de bon vin ou de marijuana.
Si je la chéris autant, cette tombe du bout du Cours-Camou, c’est d’abord dans une immense hypocrisie familiale – la dernière fois que je l’ai cherchée, j’ai dû me résoudre à demander de l’aide au gardien du cimetière. Lorsqu’enfin je m’en approche, j’y dépose quelques cailloux, comme le font les Juifs, quand bien même la défunte me lisait l’Évangile bien avant les aventures de Tintin. Ce n’est point là mauvaise foi ou revanche douteuse ; au contraire : je lui parle, à cette chère grand-mère, je lui raconte quelques épisodes de ma vie, les plus catholiques certes, je rends hommage à son passage sur Terre mais j’évoque assez peu les chaussons aux pommes dont elle me gâtait, les décalcomanies qu’elle me laissait accrocher dans tous ses Télé Z. Si je me recueille sur sa tombe, c’est par pur égoïsme : car je n’ai à ce jour pas d’autre mort à chérir, pas d’autre religion à pratiquer, pas d’autre grand mystère à craindre et à détricoter. Élevé – dès le retour des vacances – dans l’athéisme le plus farouche, effrayé aujourd’hui tout autant par les drogues psychotropes que par les mosquées et les temples à la porte desquels je reste déconfit, ma vie s’est progressivement désemplie de spiritualité, de mysticisme, de la perception du sacré, et les cimetières sont finalement ce qui m’en rapproche encore le plus. J’aime m’y recueillir gravement, respirer de grandes lampées d’air en minimisant ma trace, ma présence, piquer du nez au sol et compter les limaces, comme dans une forêt ou en montagne à l’automne. La force de ce qui nous échappe enveloppe petit à petit mon esprit, je m’efforce d’échapper une larme, par principe, sans trop bien savoir sur quoi, puis je ressors ragaillardi comme d’une session de yoga, et dans la plupart des cas pour retourner derechef m’assommer de bon vin ou de marijuana.
À Montréal, toute exagération mise à part, il n’y a qu’un seul cimetière : celui qui s’étend, sous trois noms différents, sur tout le versant nord de la Montagne, gerbant de tombes mal dégrossies dès les abords du Chalet pour s’en aller en grandes landes évidées descendre à l’orée du campus de l’UdeM et repartir à l’assaut des grands manoirs d’Outremont. Le terrain est par endroits chaotique : les pentes attaquent raides, le pied dérape, s’enfonce dans quarante centimètres de neige pure si l’on a le malheur de s’y promener en hiver. De manière involontaire et sommes toutes amusante, je m’y suis perdu à deux reprises : la première fois à l’automne, le dimanche d’Halloween je pense bien, lorsqu’un froid glacial s’est abattu pour la première fois sur la ville. Allongé en bras de chemise dans une herbe un peu humide, j’observais la lumière du soleil descendre à pas comptés le long de formidables séquoias, ou quelque conifère que ce fut, au tronc brun comme l’été, au feuillage émeraude et luisant. Un couple de jeunes parents, à main droite, plaisantait avec leur gamine tantôt en français, tantôt en anglais. Mon épiderme était pénétré chaque seconde un peu plus de la grande terreur des hivers continentaux, je savais que le froid me prenait, je m’en fichais pas mal, j’étais dans l’herbe et le soleil brillait, brillait, brillait très faiblement et je me suis accroché, je n'ai rien voulu en perdre. La longue pente d’Outremont au retour, même dans le sens de la descente, m’a tué : j’étais malade le soir même mais je gardais à la commissure des lèvres un sourire de garnement, j’avais volé l’été une dernière fois, je m’étais empli la besace, barbouillé les joues et le front des derniers rayons de soleil de l’année.
C’est dans un tas de neige immense mais qui sentait déjà le dégel, enjambant précieusement quelque ruisseau minable qui recommençait à couler vers le Chemin de la Côte-des-Neiges, pas même de quoi noyer un pastis, que j’ai foulé de nouveau les sols interminables du cimetière Notre-Dame-des-Neiges, il y a huit jours à peine. Par intermittence, près des chemins goudronnés où avait dû filer une déblayeuse, on apercevait déjà la terre humide, d’un vert presque ocre, la végétation aplatie mais bien enracinée, prête à en découdre de nouveau. Les corneilles croassaient paresseusement, ne daignaient pas même secouer leurs plumes. Ca fleurait sévèrement le printemps. Je me suis payé le grand tour. Et c’est amusant parce que, dans ce vaste cimetière, on retrouve un peu la réalité sociale de la grande intégration québécoise, son illusion du moins : français, anglais, italiens et slovaques sont pêle-mêle, tête-bêche, bras dessus, bras dessous ; les Juifs un peu en retrait, les Polonais bien alignés, militaires et grossiers ; mais seuls sur leurs deux replis de collines, les Chinois et les Vietnamiens occupent une place à part – ce sont d’ailleurs les deux seules communautés que le plan à l’entrée identifie comme telles. Ils exhibent, comme à Macau, de belles tombes rondes, petits pains vapeur, bonbons de lune, crêpes blondes, tournant dans un geste imposant toutes leur regard vers le sud. Question de feng shui ? je l’ignore, toutes les autres races doivent l’ignorer aussi puisqu’elles s’éparpillent où elles le peuvent, dans le sens qu’elles peuvent, là où il reste de la place, là où les chemins de terre l’ont dicté.
J’irai probablement y faire un tour à l’été revenu, pour compléter ma course autour du grand soleil, mon cycle des saisons. Il y aura probablement des fleurs, des écureuils et des bourdons. Comme à Kensington et dans le sud tropical. Un condensé du monde, un condensé de vie là où l'on pleure les morts. Pas moins Crétin qu’un autre, je serai moi aussi un beau jour là-dessous, mon souvenir du moins, et je prie d’ores et déjà pour que de jeunes graines de poètes viennent y pleurer un peu, pas tellement pour ma gueule qui ne mérite rien, mais pour leur propre plaisir, leur tendre recueillement. Et carresser quelque chat qui viendrait tous les jours y pioncer.