dimanche 27 mars 2011

Cycle de la vie, cycle des saisons

J’ai toujours adoré les cimetières.

Certains, croisés au cours de mes déambulations, sont restés gravés dans ma mémoire de manière indélébile, ce qui est plutôt bienvenu, admettons-le, dès lors qu’on parle de plaques commémoratives, d’un lieu destiné à entretenir pour l’éternité le souvenir des non-éternels. C’est pourtant bien peu la mémoire des gens qui m’est restée – à l’exception de ce pauvre gars près de l’entrée nord-ouest du Père-Lachaise, qui s’appelait Crétin et qui a emporté avec lui dans sa tombe ce patronyme peu flatteur.

Des endroits intégralement dédiés aux gens, dont j’apprécie donc avant tout, peut-être par désir de rendre un peu de vie à la mort, la composition, la topographie, l’orientation cardinale, le feng shui et la faune bien vivante : mes premiers écureuils, loin avant Montréal, dans la forêt de hêtres et l’océan de mousse du charmant Brompton Cemetery, dans le quartier de Fullham à Londres, à deux pas de l’immense stade de Chelsea et dont les murs de pierre résistent tant bien que mal depuis 1840 à la poussée des racines d’arbres bicentenaires ; le paso doble des bourdons et le vol ivre de gros papillons pourpres entre les tombes rondes comme la lune du cimetière municipal de Coloane, à l’extrême sud de Macau, là où le temple de Tin Hau s’écrase sur une butte toute verte battue par le vent du large, au-dessus des eaux jaunes et boueuses de la Mer de Chine, dont on observe le grondement impétueux du haut de l’Estrada Da Aldeia dans ce petit paradis portugais d’Extrême-Orient ; les vipères ou autres dégueulasseries reptiliennes à l’écaille ocre comme la pierre, qui vous grimpent sur le mocassin sans vous prêter attention alors que, gamin, vous êtes touché pour la première fois par le sacré qui émane du trépas, par le sacré qui émane des montagnes, dans ce petit enclos sans nom là-haut sur les plateaux qui dominent Ferrières, là où les sèches Pyrénées deviennent le terrain de jeu des sorcières et des golems de craie.

Aucun bien entendu ne vaut l’épatant cimetière du Montparnasse ; de valeur il n'a, c’est certain, uniquement parce qu’il a accompagné, littéralement, mes premiers pas parisiens : il n’y avait pas une heure que j’avais débarqué de la gare, posé mon vieux sac cradingue dans une chambre miteuse tenue par des Chinois, que mes pas m’avaient mené tout droit, sans que j’y prenne garde, à la tombe de Baudelaire dont je venais de terminer les Paradis Artificiels. Par une sombre ironie du destin, il y végète sous le premier nom d’Aupick, son général de père, ce qui n’empêche pas les Coréens et plus encore les Italiens de venir y glisser, par le moindre interstice duquel s’échappe chaque soir le fantôme du poète, quelques billets de vers, dans leur langue maternelle tout autant qu’en français. Les Italiens m’étonneront toujours – alors que, ivre comme un cheval, je récitais quelque part près d’Alvore, dans le grand sud du Portugal, les derniers vers du Voyage à mon amie Marianne, débarque un charmant grand blond qui, d’un accent suffisamment discret pour qu’il soit excitant, m'ôte les pieds de la bouche et termine la strophe à ma place. Un peu plus loin, ce vieux loup de Gainsbarre fume encore de sous sa tombe, recouverte saison après saison de choux-fleur, de tickets poinçonnés, de mégots de gitanes. Depuis lors, chaque fois que la vie me ramène à Paris, je me fends d’un hommage silencieux à la mort des grands hommes qui ont su rester vivants et m’offre un pèlerinage, sous la pluie ou le cagnat, au pied de la grande Tour qui ricane de loin, temple d'un autre genre, retranchée derrière ses verres fumés et ses enseignes géantes à la gloire d'une banque.


J’en fais de même, au demeurant, dans ma vieille ville natale, où autant que faire se peut je m’en vais voir la grand-mère, enterrée auprès d’un homme que je n’ai jamais connu, qui ne fut mon grand-père ni biologique ni adoptif et qui sera pourtant, peut-être, le patriarche dans mon propre caveau, si les aléas de l’existence après notre existence m’expédient dans le trou familial plutôt que sous la forme de cendres au milieu des isards, dans les hauteurs désertes de la chaîne des Pyrénées.


Si je la chéris autant, cette tombe du bout du Cours-Camou, c’est d’abord dans une immense hypocrisie familiale – la dernière fois que je l’ai cherchée, j’ai dû me résoudre à demander de l’aide au gardien du cimetière. Lorsqu’enfin je m’en approche, j’y dépose quelques cailloux, comme le font les Juifs, quand bien même la défunte me lisait l’Évangile bien avant les aventures de Tintin. Ce n’est point là mauvaise foi ou revanche douteuse ; au contraire : je lui parle, à cette chère grand-mère, je lui raconte quelques épisodes de ma vie, les plus catholiques certes, je rends hommage à son passage sur Terre mais j’évoque assez peu les chaussons aux pommes dont elle me gâtait, les décalcomanies qu’elle me laissait accrocher dans tous ses Télé Z. Si je me recueille sur sa tombe, c’est par pur égoïsme : car je n’ai à ce jour pas d’autre mort à chérir, pas d’autre religion à pratiquer, pas d’autre grand mystère à craindre et à détricoter. Élevé – dès le retour des vacances – dans l’athéisme le plus farouche, effrayé aujourd’hui tout autant par les drogues psychotropes que par les mosquées et les temples à la porte desquels je reste déconfit, ma vie s’est progressivement désemplie de spiritualité, de mysticisme, de la perception du sacré, et les cimetières sont finalement ce qui m’en rapproche encore le plus. J’aime m’y recueillir gravement, respirer de grandes lampées d’air en minimisant ma trace, ma présence, piquer du nez au sol et compter les limaces, comme dans une forêt ou en montagne à l’automne. La force de ce qui nous échappe enveloppe petit à petit mon esprit, je m’efforce d’échapper une larme, par principe, sans trop bien savoir sur quoi, puis je ressors ragaillardi comme d’une session de yoga, et dans la plupart des cas pour retourner derechef m’assommer de bon vin ou de marijuana.

À Montréal, toute exagération mise à part, il n’y a qu’un seul cimetière : celui qui s’étend, sous trois noms différents, sur tout le versant nord de la Montagne, gerbant de tombes mal dégrossies dès les abords du Chalet pour s’en aller en grandes landes évidées descendre à l’orée du campus de l’UdeM et repartir à l’assaut des grands manoirs d’Outremont. Le terrain est par endroits chaotique : les pentes attaquent raides, le pied dérape, s’enfonce dans quarante centimètres de neige pure si l’on a le malheur de s’y promener en hiver. De manière involontaire et sommes toutes amusante, je m’y suis perdu à deux reprises : la première fois à l’automne, le dimanche d’Halloween je pense bien, lorsqu’un froid glacial s’est abattu pour la première fois sur la ville. Allongé en bras de chemise dans une herbe un peu humide, j’observais la lumière du soleil descendre à pas comptés le long de formidables séquoias, ou quelque conifère que ce fut, au tronc brun comme l’été, au feuillage émeraude et luisant. Un couple de jeunes parents, à main droite, plaisantait avec leur gamine tantôt en français, tantôt en anglais. Mon épiderme était pénétré chaque seconde un peu plus de la grande terreur des hivers continentaux, je savais que le froid me prenait, je m’en fichais pas mal, j’étais dans l’herbe et le soleil brillait, brillait, brillait très faiblement et je me suis accroché, je n'ai rien voulu en perdre. La longue pente d’Outremont au retour, même dans le sens de la descente, m’a tué : j’étais malade le soir même mais je gardais à la commissure des lèvres un sourire de garnement, j’avais volé l’été une dernière fois, je m’étais empli la besace, barbouillé les joues et le front des derniers rayons de soleil de l’année.

C’est dans un tas de neige immense mais qui sentait déjà le dégel, enjambant précieusement quelque ruisseau minable qui recommençait à couler vers le Chemin de la Côte-des-Neiges, pas même de quoi noyer un pastis, que j’ai foulé de nouveau les sols interminables du cimetière Notre-Dame-des-Neiges, il y a huit jours à peine. Par intermittence, près des chemins goudronnés où avait dû filer une déblayeuse, on apercevait déjà la terre humide, d’un vert presque ocre, la végétation aplatie mais bien enracinée, prête à en découdre de nouveau. Les corneilles croassaient paresseusement, ne daignaient pas même secouer leurs plumes. Ca fleurait sévèrement le printemps. Je me suis payé le grand tour. Et c’est amusant parce que, dans ce vaste cimetière, on retrouve un peu la réalité sociale de la grande intégration québécoise, son illusion du moins : français, anglais, italiens et slovaques sont pêle-mêle, tête-bêche, bras dessus, bras dessous ; les Juifs un peu en retrait, les Polonais bien alignés, militaires et grossiers ; mais seuls sur leurs deux replis de collines, les Chinois et les Vietnamiens occupent une place à part – ce sont d’ailleurs les deux seules communautés que le plan à l’entrée identifie comme telles. Ils exhibent, comme à Macau, de belles tombes rondes, petits pains vapeur, bonbons de lune, crêpes blondes, tournant dans un geste imposant toutes leur regard vers le sud. Question de feng shui ? je l’ignore, toutes les autres races doivent l’ignorer aussi puisqu’elles s’éparpillent où elles le peuvent, dans le sens qu’elles peuvent, là où il reste de la place, là où les chemins de terre l’ont dicté.

J’irai probablement y faire un tour à l’été revenu, pour compléter ma course autour du grand soleil, mon cycle des saisons. Il y aura probablement des fleurs, des écureuils et des bourdons. Comme à Kensington et dans le sud tropical. Un condensé du monde, un condensé de vie là où l'on pleure les morts. Pas moins Crétin qu’un autre, je serai moi aussi un beau jour là-dessous, mon souvenir du moins, et je prie d’ores et déjà pour que de jeunes graines de poètes viennent y pleurer un peu, pas tellement pour ma gueule qui ne mérite rien, mais pour leur propre plaisir, leur tendre recueillement. Et carresser quelque chat qui viendrait tous les jours y pioncer.


mercredi 23 mars 2011

Comme un air de printemps

Ca y est, ils sont revenus ! Leur cri si particulier, mêlant une joie de vivre inimitable à l’ironie voire la perfidie la plus sombre, le hurlement de liberté et de grands espaces qu’ils balancent à tire-larigot en écumant les airs, s’attaquant aux pigeons, aux harengs, aux passants, a résonné à mon oreille vendredi matin dernier. Je ne l’avais plus entendu depuis la mi-novembre au moins, et ne m’en étais pas même rendu compte. Pourtant, comme lorsqu’un frigo s’éteint et que, magiquement, le tympan entend – dans le silence – qu’il fut un temps un bruit, mon cœur a bondi dans sa cagette : le cri m’avait manqué, et je sus instantanément qu’il marquait le retour très prochain à une époque heureuse, celle des promenades, du vélo, des canes de Belle Gueule sur le Vieux Port. Car si l’hirondelle, bien entendu, ne fait pas le printemps, tant difficilement déjà elle fait l’été, le goéland, lui, assurément en atteste : nous sortons de l’hiver et le grand vide qui s’étend au-dessus de Montréal est de nouveau vivable.

Bien entendu, la lune de miel n’aura duré qu’un temps : dès le lundi suivant, je tentais mon dîner sur l’esplanade immensément vivifiante de la Place-des-Arts, où les étranges cristaux verts de la semaine précédente avaient intégralement fondu ; serein sur un banc de bois encore frais, légèrement recroquevillé pour mieux me protéger des derniers résidus du vent de nordet, je déglutissais un yuxiang qiezi maison aux chauds parfums du Sichuan lorsque l’un particulièrement gras de ces êtres pervers vint se poser à un mètre pour entamer, à distance raisonnable de mes taloches, son petit manège de mouette : regards de biais, belliqueux et malsains ; petits sauts de côté, lâches et gauches s’il en faut ; et des ‘moi ! moi ! moi !’ à vous glacer le sang de dégoût.


Je hais les goélands. Ce soir en quittant le bureau j’en voyais encore trois qui s’arrachaient quelque miche de pain dur sur un passage piéton, indifférents aux coups de klaxon fort patients d’un automobiliste qui tentait de passer. La rue Sainte-Catherine toute entière s’est comme arrêtée un instant pour observer la ronde, sourire en coin.

Je hais les goélands et tous leurs congénères d'oiseaux marins parce qu’ils sont comme moi : profondément asociaux, médisants et instables. Je les jalouse secrètement : ils font instantanément bondir dans mon imaginaire des images de voyage, d’aventures exaltantes. Ils règnent en maître dans la littérature de découverte : de Dumas à Stevenson, en passant bien entendu par Baudelaire dont l’Albatros reste le seul poème qu’adulte j’ai pris la peine d’apprendre et de réciter devant des gens qui me parlaient d’entreprise, de chantier nucléaire.

          [...] Le Poète est semblable au prince des nuées
          Qui brave la tempête et se rit de l’archet ;
          Exilé sur le sol au milieu des huées
          Ses ailes de Géant l’empêchent de marcher.

J’aime si fort les goélands qu’à l’été 2010 encore je décrétais ne vouloir résider pour le restant de ma vie que dans des ports, de vrais ports marins j’entends, des La Rochelle ou des Dunkerque, cités aux mille mats où résonne l’appel du grand large et le chant des marins ivres. C’est probablement grâce à leurs MOI stridents que j’ai aimé Montréal au départ ; c’est probablement en raison de leur absence que j’y ai étouffé dernièrement. Paradoxalement  je rêve désormais, de nouveau, à Hongkong : le Port par excellence, perle dorée déposée sur deux mers – à la cime de ses gratte-ciels sans cime, on voit se refléter le vol majestueux des… aigles descendus des collines et qui chassent ailleurs, à Macao, à Foshan, les mouettes rieuses et pathétiques.



samedi 19 mars 2011

Le monde est immense... vive la presse !

Micro article sans aucune prétention analytique autre que celle que me confère la Trois-Pistoles (j'y reviendrai).

Alors que (xxx - à déterminer) bombarde la Lybie depuis désormais six heures, tour d'horizon de la presse mondiale :

- France (lemonde.fr) : "La France en pointe de l'opération. [...] Les Américains en retrait. [...] Les Allemands écartés."
Sous des photos grandiloquentes de Sarkozy (et avant le commentaire d'un internaute qui lâche un "que ne ferait-il pas pour redorer le blason de la France ?" que tout un chacun aura probablement partagé), on apprend aussi que le Canada, tiens donc, est fer de lance de l'opération aux côtés de Paris et Londres. Bon.

- Royaume-Uni : le Guardian propose une plus floue "coalition" faite de "allied forces". Les images sont plus spectaculaires, plus lumineuses (on parle pourtant du Guardian...).

- États-Unis (New York Times) : "U.S. Missiles Strike Libyan Air-Defense Targets". Ici la hiérarchie est sensiblement renversée. Les images carrément futuristes : prise nocturne (infra... verte, comme en négatif d'un cliché) d'un missile qui décolle de quelque frégate qui vogue au large de Tripoli comme elle pourrait être à Panama ou dans le Golfe. On croirait Matrix, ou Tron.

- Chine, où la très très officielle agence gouvernementale XinHua (Chine Nouvelle) se fend d'un fourre-tout 法英美德多国 que je prends la liberté de traduire par "la France, l'Angleterre, les États-Unis, l'Allemagne et de nombreux pays...". On note le retour de l'Allemagne, même si le lien enregistré sous la manchette renvoie à un article plus détaillé dans lequel la France semble piloter les opérations.

- Canada : le Globe & Mail de Toronto se cache derrière un "US, allies" qui sous-entend la présence de forces canadiennes aux ordres du grand partenaire du sud ("On a toujours été la bitch des États", me rappelle régulièrement mon collègue François) tandis que le très Ottawesque National Post se retranche davantage encore sous la coupe d'un "Western warplanes" qui fleure bon le choc des civilisations.

Quant au Devoir, il se prononce avec modération : "les alliés bombardent [là où] la France semble avoir parti le bal."

Un article somme toutes inutile mais qui souligne magistralement l'un des doutes qui m'a le plus envahi depuis quelques années : la totale impossibilité de se forger un point de vue objectif sur des faits qui se déroulent à plusieurs milliers de kilomètres de chez soi et qui impliquent, parce que toute chose au monde est ainsi faite, des points de vue nécessairement contradictoires. Voilà pourquoi, une fois pour toute, je fais acte de ne plus jamais me prononcer sur ce que je n'aurai pas vu de mes yeux, quelques soient les sensibilités. Le seul témoignage encore valable est celui que l'on vit. Paix et amour à tous les Lybiens, qui qu'ils soient, et que l'on cesse de me parler de ce que l'on ne lit que dans les journaux.