Go west, young man, is what they say. So I did it. I went West. I took the road. And it was rich.
Et pour dire la vérité, je me suis amusé avec la francophonie bien plus que cette introduction ne laisserait à penser : c’est que partout dans le « Moyen-Occident » (Midwest ne vient-il pas en pure opposition au plus connu Mideast ?) on trouve des traces de l’héritage français. Les noms de famille fleurent bon le Québec, à coups de Dion et de Rousseau dans les plus conservatrices plaines de l’Alberta, et plus d’un parmi les âmes charitables qui s’arrêtèrent pour moi me confia l’existence d’un parent pas si lointain, souvent un oncle ou un grand-père, venu de l’Est aujourd’hui honni politiquement autant que fantasmé. Mon bon gros accent franchouillard ne trompait jamais plus d’une minute, cela faisait sourire nos hôtes et conducteurs, leur rappelait qui des voyages de jeunesse – sur le pouce eux aussi, toujours - , qui des cours de secondaire oublié depuis long.
La toponymie elle aussi est formidablement révélatrice : du bassin du Mississippi jusque dans les contreforts des Rocheuses, noms de bourgs et de hameaux se répartissent admirablement en une sainte trinité qui rappelle que l’histoire écrite de l’Amérique profonde, c’est d’abord celle des coureurs des bois français et anglais se disputant âprement l’amitié autochtone. Des Grand Marais, Portage-la-Prairie, Île-des-Chênes, Fort Qu’Appelle, jusqu’au tendre Siren, sont parsemés le long des routes du Minnesota et du Manitoba, là où vit encore une forte communauté Métis, ces descendants d’ancestrales unions entre trappeurs de sa Majesté et charmantes Cris polissonnes. Un autre gros tiers vient ainsi consacrer des repères géographiques aux consonances indiennes : Minnewanka, Shebandowan, Kashabowie, Kasakokwog et autres noms imprononçables, tandis que de jeunes gens à la peau tannée, aux longs cheveux noir de jais, arpentent désoeuvrés les rues de Thunder Bay ou Winnipeg, au grand dédain de la population blanche et retraitée qui y coule son été. Plus loin sur la route, un vieux guerrier Ojibwé nous a déposés à l’orée d’une longue route solitaire qui s’en allait derrière les collines, là où il devait rejoindre son herboriste d’épouse pour une Danse du Soleil, perpétrée chaque année quelque part dans la Saskatchewan ; là-bas, les femmes font don d’un morceau de chair tandis que les hommes se font porter aux nues par des courroies de cuir glissées sous l’épiderme de leur solide poitrine.
Loin de ces rituels sauvages, l’Anglophone des Prairies se caractérise quant à lui par une immense générosité ; je parle ici des Canadiens tout autant que des États-Uniens. Car notre promenade bucolique le long de la Wisconsin-35, entre Somerset et Duluth, puis sur la très scénique Minnesota-61 sur les berges du Lake Superior et jusqu’à la frontière de l’Ontario, fut une très agréable surprise : rencontres spontanées, extrêmement faciles, échange enthousiasmant, personnages cultivés et curieux, prêt à des détours pour aider deux jeunes au dos chargé. Si certaines questions sur les spécialités culinaires du coin amènent des réponses décevantes – « Er… fastfood? » - d’autres voyageurs solitaires s’avèrent hauts en couleurs : truck driver néanmoins blonde et aguichante, boucher noctambule en mal de glace à la vanille, Natif fort peu loquace et visiblement pressé de quitter les environs de la douane où pourtant son statut l’autorise à traverser sans le moindre contrôle, fumeurs de marie-jeanne aux yeux rougis par le temps. Certains sont sur la route depuis deux jours ou pour les trois suivants : dès que l’on atteint l’interminable TransCanadienne, on pénètre dans un royaume étrange peuplé de créatures nées un volant entre les mains, pour qui deux mille bornes de plus ou de moins sont comme graine de myrtille dans le caca d’un ours brun, des pinottes. Ils carburent au Tim Hortons : triple triple, extra sucre, extra lait, et en avant Simone. Certains vont en Alberta chercher une job dégottée par leur frère sans trop savoir de quoi il en retourne. D’autres s’en reviennent d’une fin de semaine au bord du lac, deux jours et demi de bonheur durant lesquels ils auront pagayé comme des petits fous autour du chalet familial. Ils sont bâtisseurs d’éoliennes, artistes-carrossiers, VRP évidemment, hippies aussi parfois, filant dans leur camion peinturluré vers le grand Shambala de Nelson.
On ne sait ce qui est le plus long, de l’Ooooontario comme disait ma compère, ou des Prairies qui trois jours durant n’offrent pour briser la monotonie d’une immense plaine plate qu’un choix très routinier entre colza, blé, paille et derricks de pétrole plantés à même les champs. Parfois, l’on tombe sur un fermier qui descend à la ville : son regard triste, les traits de son visage, rappellent ce vieux dans Into the Wild ; il émane de lui une mélancolie immense, une beauté farouche et émouvante, on en fondrait en larmes lorsqu’il évoque les rares souvenirs que sa vie lui a laissés hors des champs – ce soir de cuite à Calgary pendant les Jeux de 1988, et les touristes allemands qu’il ramena ivres sur son exploitation pour un lever de soleil magique sur l’infini des terres. En fait non, ici encore ce sont les champs ; il semble ne jamais pouvoir en partir.
D’autres en ont davantage, des aventures, des anecdotes, et l’on observe avec amusement un trait commun à beaucoup de ces rednecks potentiels : le besoin de se faire justice tout seul, au mépris du danger. C’est l’histoire de Colin, cet Astérix écossais, moustache drue et longue natte grise, un furieux du volant qui pile d’une traite sur l’autoroute pour aller s’étirer dans une plaine en jachère au milieu des coyotes écrasés : dans quelque faubourg de Regina, il va chercher son ami Paul, un Hell’s Angel dur de dur, à faire frémir dans leurs casques toute la racaille d’Hochelaga, Paul dont le fiston s’est fait bastonner sec le samedi précédent ; voilà les deux compères, vrais loubards de tournées rocks, les Nounours et Chacal de Litteul Kevin, prêts à en découdre sur l’heure, et Colin qui bat des poings tout seul dans la voiture, terrassant quelque adversaire imaginaire de l’autre côté du pare-brise, ça gueule, ça s’excite, ça « fucke » soudainement plus de dix fois par phrase.
Le camionneur Chris aussi aime la bagarre et régler lui-même ses comptes : lorsqu’un camping-car de location, sans doute un peu trop large pour son usager d’un jour, manque de le tuer alors qu’il rattache ses bâches – mais quelle idée aussi, sur le bord de la 17 ? – et lui amoche l’épaule sans daigner s’arrêter, il rentre dans une folie furieuse : d’un bond il regagne son mirador, son perchoir, son lupanar de moquette et de lampions rouges et démarre furibard pour trousser le maraud ; voilà son vingt-tonnes lancé à cent-cinquante à l’heure, qui zigzague entre les voitures pour tasser le fautif sur le bas-côté. Les doigts pleuvent de tous horizons, coups de klaxons, insultes ; à l’arrière il n’y a rien d’autre à faire que dormir pour faire semblant de ne rien voir, de ne pas s’inquiéter. Mourir dans son sommeil, qui n’en a pas rêvé ?
C’est pourtant bien vivants que nous atteignons Canmore, à l’entrée du parc national le plus visité du continent. Stillwater – Banff : 2.800 kilomètres, 22 lifts, huit jours de route le pouce en l’air et un bronzage bien spécifique, celui de l’autostoppeur qui ne connaît qu’un seul point cardinal : le doigt tendu vers l’ouest, là où le soleil tape quand autour il n’y a rien.