lundi 12 septembre 2011

Une bonne grosse tranche d’Amérique – Part II: Backroads of the Midwest


Go west, young man
, is what they say. So I did it. I went West. I took the road.
And it was rich.
Et pour dire la vérité, je me suis amusé avec la francophonie bien plus que cette introduction ne laisserait à penser : c’est que partout dans le « Moyen-Occident » (Midwest ne vient-il pas en pure opposition au plus connu Mideast ?) on trouve des traces de l’héritage français. Les noms de famille fleurent bon le Québec, à coups de Dion et de Rousseau dans les plus conservatrices plaines de l’Alberta, et plus d’un parmi les âmes charitables qui s’arrêtèrent pour moi me confia l’existence d’un parent pas si lointain, souvent un oncle ou un grand-père, venu de l’Est aujourd’hui honni politiquement autant que fantasmé. Mon bon gros accent franchouillard ne trompait jamais plus d’une minute, cela faisait sourire nos hôtes et conducteurs, leur rappelait qui des voyages de jeunesse – sur le pouce eux aussi, toujours - , qui des cours de secondaire oublié depuis long.

La toponymie elle aussi est formidablement révélatrice : du bassin du Mississippi jusque dans les contreforts des Rocheuses, noms de bourgs et de hameaux se répartissent admirablement en une sainte trinité qui rappelle que l’histoire écrite de l’Amérique profonde, c’est d’abord celle des coureurs des bois français et anglais se disputant âprement l’amitié autochtone. Des Grand Marais, Portage-la-Prairie, Île-des-Chênes, Fort Qu’Appelle, jusqu’au tendre Siren, sont parsemés le long des routes du Minnesota et du Manitoba, là où vit encore une forte communauté Métis, ces descendants d’ancestrales unions entre trappeurs de sa Majesté et charmantes Cris polissonnes. Un autre gros tiers vient ainsi consacrer des repères géographiques aux consonances indiennes : Minnewanka, Shebandowan, Kashabowie, Kasakokwog et autres noms imprononçables, tandis que de jeunes gens à la peau tannée, aux longs cheveux noir de jais, arpentent désoeuvrés les rues de Thunder Bay ou Winnipeg, au grand dédain de la population blanche et retraitée qui y coule son été. Plus loin sur la route, un vieux guerrier Ojibwé nous a déposés à l’orée d’une longue route solitaire qui s’en allait derrière les collines, là où il devait rejoindre son herboriste d’épouse pour une Danse du Soleil, perpétrée chaque année quelque part dans la Saskatchewan ; là-bas, les femmes font don d’un morceau de chair tandis que les hommes se font porter aux nues par des courroies de cuir glissées sous l’épiderme de leur solide poitrine.
Loin de ces rituels sauvages, l’Anglophone des Prairies  se caractérise quant à lui par une immense générosité ; je parle ici des Canadiens tout autant que des États-Uniens. Car notre promenade bucolique le long de la Wisconsin-35, entre Somerset et Duluth, puis sur la très scénique Minnesota-61 sur les berges du Lake Superior et jusqu’à la frontière de l’Ontario, fut une très agréable surprise : rencontres spontanées, extrêmement faciles, échange enthousiasmant, personnages cultivés et curieux, prêt à des détours pour aider deux jeunes au dos chargé. Si certaines questions sur les spécialités culinaires du coin amènent des réponses décevantes – « Er… fastfood? » - d’autres voyageurs solitaires s’avèrent hauts en couleurs : truck driver néanmoins blonde et aguichante, boucher noctambule en mal de glace à la vanille, Natif fort peu loquace et visiblement pressé de quitter les environs de la douane où pourtant son statut l’autorise à traverser sans le moindre contrôle, fumeurs de marie-jeanne aux yeux rougis par le temps. Certains sont sur la route depuis deux jours ou pour les trois suivants : dès que l’on atteint l’interminable TransCanadienne, on pénètre dans un royaume étrange peuplé de créatures nées un volant entre les mains, pour qui deux mille bornes de plus ou de moins sont comme graine de myrtille dans le caca d’un ours brun, des pinottes. Ils carburent au Tim Hortons : triple triple, extra sucre, extra lait, et en avant Simone. Certains vont en Alberta chercher une job dégottée par leur frère sans trop savoir de quoi il en retourne.  D’autres s’en reviennent d’une fin de semaine au bord du lac, deux jours et demi de bonheur durant lesquels ils auront pagayé comme des petits fous autour du chalet familial. Ils sont bâtisseurs d’éoliennes, artistes-carrossiers, VRP évidemment, hippies aussi parfois, filant dans leur camion peinturluré vers le grand Shambala de Nelson.


On ne sait ce qui est le plus long, de l’Ooooontario comme disait ma compère, ou des Prairies qui trois jours durant n’offrent pour briser la monotonie d’une immense plaine plate qu’un choix très routinier entre colza, blé, paille et derricks de pétrole plantés à même les champs. Parfois, l’on tombe sur un fermier qui descend à la ville : son regard triste, les traits de son visage, rappellent ce vieux dans Into the Wild ; il émane de lui une mélancolie immense, une beauté farouche et émouvante, on en fondrait en larmes lorsqu’il évoque les rares souvenirs que sa vie lui a laissés hors des champs – ce soir de cuite à Calgary pendant les Jeux de 1988, et les touristes allemands qu’il ramena ivres sur son exploitation pour  un lever de soleil magique sur l’infini des terres. En fait non, ici encore ce sont les champs ; il semble ne jamais pouvoir en partir.


D’autres en ont davantage, des aventures, des anecdotes, et l’on observe avec amusement un trait commun à beaucoup de ces rednecks potentiels : le besoin de se faire justice tout seul, au mépris du danger. C’est l’histoire de Colin, cet Astérix écossais, moustache drue et longue natte grise, un furieux du volant qui pile d’une traite sur l’autoroute pour aller s’étirer dans une plaine en jachère au milieu des coyotes écrasés : dans quelque faubourg de Regina, il va chercher son ami Paul, un Hell’s Angel dur de dur, à faire frémir dans leurs casques toute la racaille d’Hochelaga, Paul dont le fiston s’est fait bastonner sec le samedi précédent ; voilà les deux compères, vrais loubards de tournées rocks, les Nounours et Chacal de Litteul Kevin, prêts à en découdre sur l’heure, et Colin qui bat des poings tout seul dans la voiture, terrassant quelque adversaire imaginaire de l’autre côté du pare-brise, ça gueule, ça s’excite, ça « fucke » soudainement plus de dix fois par phrase.

Le camionneur Chris aussi aime la bagarre et régler lui-même ses comptes : lorsqu’un camping-car de location, sans doute un peu trop large pour son usager d’un jour, manque de le tuer alors qu’il rattache ses bâches – mais quelle idée aussi, sur le bord de la 17 ? – et lui amoche l’épaule sans daigner s’arrêter, il rentre dans une folie furieuse : d’un bond il regagne son mirador, son perchoir, son lupanar de moquette et de lampions rouges et démarre furibard pour trousser le maraud ; voilà son vingt-tonnes lancé à cent-cinquante à l’heure, qui zigzague entre les voitures pour tasser le fautif sur le bas-côté. Les doigts pleuvent de tous horizons, coups de klaxons, insultes ; à l’arrière il n’y a rien d’autre à faire que dormir pour faire semblant de ne rien voir, de ne pas s’inquiéter. Mourir dans son sommeil, qui n’en a pas rêvé ?


C’est pourtant bien vivants que nous atteignons Canmore, à l’entrée du parc national le plus visité du continent. Stillwater – Banff : 2.800 kilomètres, 22 lifts, huit jours de route le pouce en l’air et un bronzage bien spécifique, celui de l’autostoppeur qui ne connaît qu’un seul point cardinal : le doigt tendu vers l’ouest, là où le soleil tape quand autour il n’y a rien.


mercredi 7 septembre 2011

Une bonne grosse tranche d’Amérique – Part I: Chicago

… Chicago ! Tiens donc, Cendrars ne l’a pas chantée, celle-là ? La Paix soit sur le poète, il l’aurait chérie comme pas deux. Chitown : la ville dans son essence, c’est-à-dire noire et poisseuse. L’aimant imparable qui vous attire du fin fond de votre campagne, avec vos femmes et vos enfants, vos valises et vos rêves et puis qui vous avale, vous vomit, vous rejette avec vos rêves et vos valises, vos enfants et vos femmes, qui ne laisse qu’un immense étron de fer et de barbaque rance.

Echicagou : le marais qui sent l’oignon pourri. Pieds-Noirs et Miamis, quand ces derniers ne bronzaient pas encore sur les plages de Floride, ne s’y étaient pas trompés, c’est dans la popotée et l’odeur de vieille graisse que les colons français, visionnaires aux narines bouchées, sont venus embourber leurs taloches, il y a quatre cents ans de cela. Marquette le jésuite, Jolliet le trappeur, une fine paire pour édifier les hommes, leur remplir l’âme de bon, de chaud, tout autant que la bourse. Un plan grandiose déjà : un jour mon fils tu verras, sur ce marécage nauséabond, qui présentement pue la moufette (sikaakwa en miami-illinois, paraît-il), une Ville s’élèvera ; et cette Ville sera immense ou elle ne sera pas.


Chicago, c’est le fort Dearborn rasé en 1817, la fin d’insignifiants comptoirs de traite et les méchants Indiens qui rôdent, la vaste plaine en somme, l’idée qui germe pourtant qu’en investissant un peu sur rien,  en faisant un pari comme ça, quelques petits millions de dollars fédéraux pour assainir les sols, pour creuser un canal, le commerce peut-être reprendra. Le vieux Beaubien, dans sa taverne des bords de la rivière, n’a qu’à bien se tenir : les accords de biniou qui sortent les soirs de lune et s’en viennent danser dans l’air impénétrable des étés du Midwest, les entrepreneurs n’en ont cure. Qui ne tremblerait pas dans sa culotte devant la perspective de relier enfin le réseau des Grands Lacs au puissant Mississippi, achevant l’œuvre de tous les colons européens, qui de l’Hudson au Saint-Laurent ont cherché des siècles durant le passage vers le Grand Ouest ?

Ô perspective magique ! en cinquante ans, tout y passe : chemin de fer, industrie du bois, abattoirs sans fin, sidérurgie. Chicago, rayée de la carte, renaît de ses cendres pour en produire davantage, s’empare tel un enfant colérique de tout ce qui lui tombe sous la main et le transforme en or : devenue coup sur coup capitale mondiale des céréales, de la viande bovine et porcine, de la menuiserie de masse, de l’acier, elle pompe les forces du Vieux-Continent, polonais, italiens, juifs, ukrainiens, irlandais, ils se massent tous pour le cœur de la belle, avant de les dégueuler en vagues entières vers l’ouest encore vierge dont elle est la porte d’accès, via les trains grand luxe qui s’en vont vers Saint-Louis, vers Denver. Traversée des Rocheuses au charbon : ô perspective magique !

Chicago atteint son premier million en 1890, un demi-siècle à peine après sa renaissance. Quelle agglomération au monde peut se targuer d’avoir grandi si vite ? Plus rien ne l’arrêtera, ni les grands incendies, ni les émeutes raciales, ni même cent ans d’échecs des pathétiques Cubs. La récession ? connait pas, les gratte-ciels poussent à l’âge du fer comme les boutons sur la gueule d’un ado. Puberté magique truffée de rêves d’artistes, à l’aide de décrets visionnaires : par obligation municipale, les promoteurs se découvrent des passions dans le cubisme ; les Picasso, les Chagall investissent les rues étroites d’un Loop qui étouffe sous cinq lignes de métro aériennes, au pied desquelles passants et hommes d’affaires se bousculent sans trop se côtoyer. Il est vrai qu’à Chicago, on ne se côtoie pas. Les Noirs restent avec les Noirs, les Mexicains avec les Mexicains. Seules d’immenses peintures murales rapprochent quelque peu les murs crades des quartiers de chacun.

À l’arrivée, on m’avait prévenu : « Chicago se visite en trois jours. » Cela est vrai. Cela importe peu. À partir du quatrième jour, ce fut un vrai bonheur. Un bonheur de loser dépressif peut-être, comme toujours dans mes voyages les plus réussis. Le pitoyable musée DuSable à la gloire de la race afro-américaine, dénué de toute perspective historique, de tout message, de toute ambition, vaut bien la peine d’aller se perdre dans les marges cabossées de l’University of Chicago, rayonnante quant à elle de gothisme et de pelouses taillées. Ville de contrastes sociaux : par crainte des balles perdues, on m’avait fortement décommandé de visiter Brownsville, l’ancien ghetto noir, maternité à ciel ouvert pour les génies du jazz, puis du blues, deux autres dons de Chicago à la face du monde ; mais dans les bus rouges qui remontent Beach Avenue, chez les hipsters à chemise carottée, j’ai vu les usagers laisser leur sac sur le promontoire avant puis aller s’installer tout au fond du véhicule – insouciants de toute surveillance accordée à leurs biens. Dans le même temps certes, des gamins de Englewood continuaient de tomber comme des mouches, et certes pas de la chaleur qui fut pourtant épouvantable.


Voilà un bon gros Midwest comme on l’imagine : de vieux quarante degrés à l’ombre, aussi poisseux et humides que le blizzard sait l’être en hiver, des ciels immenses, chargés d’électricité, des éclairs d’énergie pure qui scintillent sans éclater jamais, ou plutôt si, d’un coup, après plusieurs heures de mise en garde, laissant s’écrouler sur les terrasses des trombes d’une eau collante qui fait pourrir les barbecues et ressortir les rats, que je n’avais guère vu aussi épais depuis ce quartier de Hanoi coincé entre la digue et le Fleuve Rouge, là où plus rien ne circule.

Dans le fond, Chicago c’est un peu Montréal : le même climat excessif, la même assurance face son histoire – coups de théâtre industriels et politiques, émeutes, Juifs et Chinois – quand les campagnes de l’Ontario se cherchent en permanence un passé qu’elles n’ont pas ; le même quartier gai où cafés et sex-shops trendys arborent de fiers drapeaux arc-en-ciel, les mêmes bobos cyclisés, faux écolos et vrais amateurs de bières locales, de burgers bio et de partys undergrounds, les mêmes excentricités stylistiques et la même absence totale de jugement sur les autres. Montréal lui a même volé, sans parvenir à l’imiter, le Millenium Park et sa fontaine magique, sa scène de concert en plein air, sa vue imprenable sur Downtown, qui sont devenus chez nous l’assez modeste Place-des-Arts.

Dans le fond, il ne manque que deux choses à notre chère cité : une coupe Stanley fraiche de moins de deux ans et une légumineuse sortie des mains d’Anish Kapoor. Car Chicago aujourd’hui, avant toute autre chose, c’est son Bean, son haricot magique : la foule qui perpétuellement l’entoure, les heures que chacun passe à l’observer, à le toucher, à s’y soumettre, s’allongeant sous lui, offrant ses entrailles et sa pudeur, en font une raison unique et suffisante de visiter la ville, ainsi qu’un sublime – et volontaire ? – pied de nez à l’histoire de la ville, à son magnétisme incroyable : rien ni personne mieux que Cloud Gate – le vrai nom de l’œuvre – incarne la force d’attraction de Chicago, l’aimant éternel de ces dames, mais aussi de ces hommes.