Il m'aura fallu deux jours à peine pour dévorer mon premier (et son plus court, certes) roman de l'ancien enfant terrible de la littérature anglo montréalaise : L'Incomparable Atuk, du non moins incomparable Mordecai Richler. Ô joie ! après avoir bêtement ri, d'une bouche qui s'ouvre rarement aussi grande, aux attaques d'un Jonathan Safran Foer ou d'un Shalom Auslander - deux auteurs à mettre sur votre prochaine liste de Noël - narrant les péripéties toujours très autobiographiques de Juifs à la recherche de leur passé en Ukraine ou de leur futur dans quelque banlieue résidentielle de l'Amérique conservatrice, j'ai enfin pu partager un petit peu de ce que la légendaire autodérision juive avait à offrir : puisque cette dérision sublime est le plus souvent tournée non point vers un peuple dans l'absolu mais vers l'insertion, la survie, la raison d'être de ce peuple dans un environnement précis, elle devient souvent prétexte à rire, sourire, aimer ledit environnement lui-même plus que la judéité dans son ensemble. Or pour une fois, cet environnement, c'est plus ou moins le mien. Plus que de rire sur les Juifs, Richler ici se rit du Canada, de ses désirs et de ses craintes, de la bigoterie panthéiste - juive bien sûre mais aussi chrétienne orthodoxe ou encore profondément libérale - qui en frappe les classes sociales les mieux installées, et de l'incontournable interaction, tango passionné dansé sur un seul pied, entre les États-Unis, leur pouvoir politique, culturel, militaire, et leur grand voisin du nord, apeuré dans sa nuit boréale et le ressentiment séculaire d'avoir chassé le pauvre Inuit qui reviendra se venger.
Dans une grande ronde burlesque, c'est donc tout le monde qui en prend pour son grade : l'Inuit lui-même, Atuk qui a donné son nom au roman, devenu du jour au lendemain étendard national par la grâce de quelques poèmes délibérément naïfs et archaïques ; sa famille, entassé à douze dans une cave et qui ne sait du rien du monde, ni des papiers verts ornés du profil de la Reine ("Elle n'est pas très belle, ces papiers ne doivent donc rien valoir") ni des règles de la bienséance qui veulent qu'on n'attache point une femme pour lui faire l'amour à huit gros ados à la fois ; la bonne société canadienne qui se repent soudainement d'avoir aussi longtemps ignoré les vrais premiers habitants du continent, les laissant moisir dans leur sauvagerie ; les médias, les monopoles industriels, la vacuité des intellectuels, la schizophrénie des élites religieuses composées de pervers et de saoulauds bien plus inquiétés par leur image à la télévision que par le salut de leurs ouailles ; et jusqu'à l'innocence pure, la belle Bette Dolan au coeur si blanc, inconsciente de tout ce qui se trame autour d'elle, qui ne garde sa virginité que pour ceux qui ont vraiment besoin d'aide et qui se rend compte que c'est si bon d'aider qu'elle en offrira sa "charité" au tout Toronto de l'époque.
On baigne ainsi dans une certaine confusion en cet automne de 1962, dans une hystérie nationale également, suite à l'intrusion - et la disparition - d'un modeste agent du FBI dans les vastes abandons de l'arctique canadien. Un Federal Bureau qui a probablement pas mal d'autres chats à fouetter en cette période de crise des missiles de Cuba, bien évidemment totalement absente des propos de Richler, encore que Rory Peel, le rat du commerce qui condescend à recruter une femme de chambre allemande pour se prouver qu'il ne leur garde aucune rancoeur, passe le plus clair de son temps à peaufiner un abri qu'on devine anti-nucléaire. Mais ce n'est absolument pas de cela qu'il s'agit : il s'agit de définir ce qui fait le Canada, les Canadiens, notre culture et notre fierté. Il ne reste malheureusement pas grand chose à se mettre sous la dent ("Il fallait proposer à la commission royale quelque chose de vraiment canadien, seulement les téléspectateurs demandaient un programme divertissant ; c'est pour cela que personne encore n'avait jamais réussi à ficeler un projet"), et c'est ce qui fait tout le bonheur de ce petit récit ainsi que tout l'amour de l'auteur pour sa propre patrie.
Il n'y a d'ailleurs pas que du ricanement primaire dans cet ouvrage, mais aussi quelques vieilles gifles à la face de tous les peuples du monde comme pour leur apprendre à mieux aimer leur prochain quelle que soit la couleur de sa peau. A la tirade du vieux professeur juif sur l'ivresse du goy condamné à être paysan ou hockeyeur ("Regarde, regarde comme ils s'attachent à la bouteille. Tu sais pourquoi ? Ils ont appris à lire et n'en supportent pas le poids. Le savoir n'est pas naturel à la condition du goy. La vie est devenue trop complexe pour le goy. Qui est-ce qu'il vénère ? le cow-boy. Au grand air sur un cheval, mal lavé, plein de puces, bouffant des binnes en canne bien haut sur sa selle, voilà le goy heureux dans son état naturel."), répond le point de vue de l'Eskimo - pourtant vénal, manipulateur et amateur de poisson surgelé - qui recadre sans plus de commentaire la raison d'être d'Israel : rendez-nous notre terre ancestrale, les dieux nous l'ont promise, c'est écrit dans le Livre. Ben voyons donc, ricane le Juif : "Nous avons tous un Livre. Seulement, le Canada maintenant c'est notre pays, vous ne pouvez pas nous en chasser comme... comme de vulgaires Arabes."
La fin de l'histoire tourne légèrement en eau de boudin ; on en restera avec émerveillement au bel amour qui naît entre le sergent Jock Wilson déguisé en femme pour enquêter sur les étudiants mâles d'un campus imaginaire et le, anciennement la, journaliste Patty / Jean-Paul McEwen travestie en étudiant mâle pour enquêter sur les nouveaux réseaux de prostitution universitaire (tout de même, l'amour, ça ne s'explique pas) et on ira très vite écouter Le monde de Barney, adaptation cinématographique du roman du même nom, prétendue pépite de Richler acclamée par la critique canadienne... tout autant qu'états-unienne !