jeudi 20 octobre 2011

Ah, les Juifs...

Il m'aura fallu deux jours à peine pour dévorer mon premier (et son plus court, certes) roman de l'ancien enfant terrible de la littérature anglo montréalaise : L'Incomparable Atuk, du non moins incomparable Mordecai Richler. Ô joie ! après avoir bêtement ri, d'une bouche qui s'ouvre rarement aussi grande, aux attaques d'un Jonathan Safran Foer ou d'un Shalom Auslander - deux auteurs à mettre sur votre prochaine liste de Noël - narrant les péripéties toujours très autobiographiques de Juifs à la recherche de leur passé en Ukraine ou de leur futur dans quelque banlieue résidentielle de l'Amérique conservatrice, j'ai enfin pu partager un petit peu de ce que la légendaire autodérision juive avait à offrir : puisque cette dérision sublime est le plus souvent tournée non point vers un peuple dans l'absolu mais vers l'insertion, la survie, la raison d'être de ce peuple dans un environnement précis, elle devient souvent prétexte à rire, sourire, aimer ledit environnement lui-même plus que la judéité dans son ensemble. Or pour une fois, cet environnement, c'est plus ou moins le mien. Plus que de rire sur les Juifs, Richler ici se rit du Canada, de ses désirs et de ses craintes, de la bigoterie panthéiste - juive bien sûre mais aussi chrétienne orthodoxe ou encore profondément libérale - qui en frappe les classes sociales les mieux installées, et de l'incontournable interaction, tango passionné dansé sur un seul pied, entre les États-Unis, leur pouvoir politique, culturel, militaire, et leur grand voisin du nord, apeuré dans sa nuit boréale et le ressentiment séculaire d'avoir chassé le pauvre Inuit qui reviendra se venger.

Dans une grande ronde burlesque, c'est donc tout le monde qui en prend pour son grade : l'Inuit lui-même, Atuk qui a donné son nom au roman, devenu du jour au lendemain étendard national par la grâce de quelques poèmes délibérément naïfs et archaïques ; sa famille, entassé à douze dans une cave et qui ne sait du rien du monde, ni des papiers verts ornés du profil de la Reine ("Elle n'est pas très belle, ces papiers ne doivent donc rien valoir") ni des règles de la bienséance qui veulent qu'on n'attache point une femme pour lui faire l'amour à huit gros ados à la fois ; la bonne société canadienne qui se repent soudainement d'avoir aussi longtemps ignoré les vrais premiers habitants du continent, les laissant moisir dans leur sauvagerie ; les médias, les monopoles industriels, la vacuité des intellectuels, la schizophrénie des élites religieuses composées de pervers et de saoulauds bien plus inquiétés par leur image à la télévision que par le salut de leurs ouailles ; et jusqu'à l'innocence pure, la belle Bette Dolan au coeur si blanc, inconsciente de tout ce qui se trame autour d'elle, qui ne garde sa virginité que pour ceux qui ont vraiment besoin d'aide et qui se rend compte que c'est si bon d'aider qu'elle en offrira sa "charité" au tout Toronto de l'époque.


On baigne ainsi dans une certaine confusion en cet automne de 1962, dans une hystérie nationale également, suite à l'intrusion - et la disparition - d'un modeste agent du FBI dans les vastes abandons de l'arctique canadien. Un Federal Bureau qui a probablement pas mal d'autres chats à fouetter en cette période de crise des missiles de Cuba, bien évidemment totalement absente des propos de Richler, encore que Rory Peel, le rat du commerce qui condescend à recruter une femme de chambre allemande pour se prouver qu'il ne leur garde aucune rancoeur, passe le plus clair de son temps à peaufiner un abri qu'on devine anti-nucléaire. Mais ce n'est absolument pas de cela qu'il s'agit : il s'agit de définir ce qui fait le Canada, les Canadiens, notre culture et notre fierté. Il ne reste malheureusement pas grand chose à se mettre sous la dent ("Il fallait proposer à la commission royale quelque chose de vraiment canadien, seulement les téléspectateurs demandaient un programme divertissant ; c'est pour cela que personne encore n'avait jamais réussi à ficeler un projet"), et c'est ce qui fait tout le bonheur de ce petit récit ainsi que tout l'amour de l'auteur pour sa propre patrie.

Il n'y a d'ailleurs pas que du ricanement primaire dans cet ouvrage, mais aussi quelques vieilles gifles à la face de tous les peuples du monde comme pour leur apprendre à mieux aimer leur prochain quelle que soit la couleur de sa peau. A la tirade du vieux professeur juif sur l'ivresse du goy condamné à être paysan ou hockeyeur ("Regarde, regarde comme ils s'attachent à la bouteille. Tu sais pourquoi ? Ils ont appris à lire et n'en supportent pas le poids. Le savoir n'est pas naturel à la condition du goy. La vie est devenue trop complexe pour le goy. Qui est-ce qu'il vénère ? le cow-boy. Au grand air sur un cheval, mal lavé, plein de puces, bouffant des binnes en canne bien haut sur sa selle, voilà le goy heureux dans son état naturel."), répond le point de vue de l'Eskimo - pourtant vénal, manipulateur et amateur de poisson surgelé - qui recadre sans plus de commentaire la raison d'être d'Israel : rendez-nous notre terre ancestrale, les dieux nous l'ont promise, c'est écrit dans le Livre. Ben voyons donc, ricane le Juif : "Nous avons tous un Livre. Seulement, le Canada maintenant c'est notre pays, vous ne pouvez pas nous en chasser comme... comme de vulgaires Arabes." 

La fin de l'histoire tourne légèrement en eau de boudin ; on en restera avec émerveillement au bel amour qui naît entre le sergent Jock Wilson déguisé en femme pour enquêter sur les étudiants mâles d'un campus imaginaire et le, anciennement la, journaliste Patty / Jean-Paul McEwen travestie en étudiant mâle pour enquêter sur les nouveaux réseaux de prostitution universitaire (tout de même, l'amour, ça ne s'explique pas) et on ira très vite écouter Le monde de Barney, adaptation cinématographique du roman du même nom, prétendue pépite de Richler acclamée par la critique canadienne... tout autant qu'états-unienne !



mercredi 12 octobre 2011

J'ai de nouveau envie de l'Arménie

Près d'un an après avoir travaillé indirectement à sa promotion, j'ai enfin pu assister à la création du Théâtre I.N.K., récipiendaire du Prix de la Critique 2010 de l'Association québécoise des critiques de théâtre : La Robe de Gulnara.


C'est une pièce fort étonnante : elle n'est ni particulièrement bien écrite, ni formidablement bien jouée ; certaines répliques m'ont paru pour le moins naïves dans leurs tentatives d'être des phrases-choc, on a du mal à s'identifier à des adultes jouant les enfants et moins encore à des Québécois jouant les Arméniens - ou les Azéris, au demeurant, cela n'est pas très clair. La scène du mariage, sa joie, sa musique, ses danses, semble avoir été transportée par accident dans un environnement auquel elle n'appartient pas, interprétée par des gens dont la culture est aussi diamétralement opposée à celle de leurs personnages que si l'on donnait une puck de hockey à des Papous sur le sentier de la guerre.

Et pourtant, cela marche : j'entendais couler amèrement les larmes, les nez, derrière moi, à ma droite, sur ma joue même par moments, sans bien savoir si c'était le pathétique et la tristesse qui émanaient de certaines situations tragiques et si universelles, ou la bande sonore qui elle aussi emprunte un peu à tout le monde puisqu'on y entend tour à tour la clarinette du klezmer, l'accordéon des gitans, la darbouka égyptienne. Ces envolées rythmiques et déchirantes aux parfums de grand port, de confluences culturelles, c'est probablement cela le Caucase, la mer en moins sans doute : le melting-pot originel, le plus vieux panier à salades religieuses et paysannes de la planète, le berceau des civilisations. Je me souviens de ce concert vu à Beijing en 2006, d'une troupe de vieillards sortis d'un village sans nom du Xinjiang, à la frontière kazakhe, et de ce minuscule, merveilleux violon tiré de sous les manches de l'un d'entre eux pour un unique morceau, un instrument d'une précision et d'une douceur à faire pâlir d'envie les plus grands luthiers d'Europe, et qui s'était probablement retrouvé dans ses mains à l'issue de quelque périple en chameau ou en roulotte, transporté et échangé par deux douzaines de commerçants du Bosphore aux hauts plateaux d'Asie centrale. Son histoire était probablement l'histoire de l'humanité entière.

C'est peut-être ce qui rend la pièce touchante au final : ce sentiment de familiarité, de proximité malgré l'éloignement formel. L'histoire de la pauvre Mika, qui perd à treize ans sa virginité aux mains d'un vieux salaud pour nettoyer une robe de noces malencontreusement salie, ce qui lui coûtera rapidement son insouciance puis sa vie, on aurait pu l'entendre ici aussi, quelque part vers Terrebonne dans les années 50, ou dans quelque village pas si reculé que ça des Andes ou du Yunnan d'aujourd'hui.

La mise en scène quant à elle, signée Jean-Sébastien Ouellette, est proprement époustouflante car elle parvient justement à faire le pont entre des cultures peu ou mal appréhendées et l'universalité des coeurs ; entre l'ignoble condition de l'homme et la poésie malgré tout, sous une froide neige de papier, procédé vieux comme le monde et pourtant admirable encore hier soir ; entre la triste réalité qui nous concerne tous et une distance salutaire, offrant l'illusion de la fiction, dans ces approches cinématographiques de la scène, comme lors de la longue marche de Mika, de wagon en wagon, de désespoir en désespoir, la jeune fille apparaissant toujours depuis la gauche, comme si c'était le décor qui tournait et le spectateur avec.

On passe une sacrée bonne partie du spectacle à penser à Kusturica, à ses premiers films du moins, lorsqu'il était encore bon. On se prend à rêver à sa réincarnation, à quelque auteur fou des montagnes enclavées et musulmanes de l'Asie du sud-ouest, passionné de musique, passionné du bonheur et la noirceur des hommes, qui tomberait par hasard sur le texte de Isabelle Hubert pour en faire un "remake" pour le coup mieux cerné dans les terres auxquelles il appartient, dans les vallées perdues de la frontière entre Erevan et Gjendja.


lundi 3 octobre 2011

Une bonne grosse tranche d’Amérique – Part III: Mother Nature

Le Canada est un pays formidable. Étendu comme l’Europe, peuplé depuis toujours de voyageurs, de portageurs et de pionniers, il vous entraîne spontanément sur les routes : on en bouffe des treize à la douzaine, je parle ici de kilomètres, on traverse l’équivalent d’un Paris-Beyrouth à trente bornes près, et pourtant, du Québec aux Rocheuses, de boutiques de souvenirs en supérettes de bord de route, de fanions sur les voitures en cartes postales dans les cafés, le Canada vit et survit par deux fiertés essentielles.
L’érable, sa feuille, son sirop, que l’on retrouve jusque sur les drapeaux – le seul à ma connaissance sur la planète entière qui rende hommage à un végétal, avec justement le Liban – et sur les arches du MacDo ; et la très respectable faune sauvage, essentiellement déclinée en une Sainte Trinité ours, orignal, castor.

Ainsi, lorsque l’on arrive enfin à Banff après trois mois de rêves d’évasion, trois semaines de routes urbaines, trois jours de traversée des Prairies à s’en tirer une balle, puis trois heures de la compagnie d’un hippie digne des premières images de Woodstock  (a lot of freaks, uh?, lancera Guthrie en emmanchant sa guitare), on débarque moins dans un sanctuaire forestier et animalier que dans une immense galerie à la gloire des deux mamelles du pays. Au cœur du village soudainement envahi de hordes de québécois, montanais, californiens et japonais, pittoresque petite agglomération dont les noms de rues ont été essorer jusqu’à l’os les dictionnaires zoologiques les plus riches, on se retrouve certes non plus au coin de "Saint-Paul et Wellington" mais plutôt à "Rabbit and Elk", ou encore "au Tim Hortons de Moose and Lynx", ce qui je le concède apporte une petite touche romantique aux promenades. Sur la Banff Avenue en revanche, qui n’a pas daigné exotiser son nom, on se lance dans un marathon plus épique que les plus grandes batailles pour trouver son bonheur parmi les monticules de souvenirs étalés devant vos yeux ébahis.

Et ce sont : canes de sirop d’érable biologique, coussins ours brun, chaussettes orignal, marque-page castor ; vinaigre balsamique à l’érable, bonnet ours blanc, parapluie orignal, porte-clé castor ; gâteaux à l’érable, charentaises ours noir (avec ses griffes), sentons en forme d’orignal, Père Noël aux dents de castor ; cure-dents à l’érable, boule de neige ours noir, boîte à meuh orignal autrement appelée boîte à brame, t-shirt arborant un castor alcoolique ; saumon fumé à l’érable,  magnets à l’ours grizzly mangeur d’homme et, trônant au milieu, omnisciente et bonne mère, surpuissante telle la fusion magique de Trunk et Sangoten (logiquement devenus Gotrunk), le souvenir canadien parfait : les bonbons à l’érable en forme de crotte d’ours et de castor (voire d’orginal).
Ce qui est également impressionnant, c’est la présence systématique, dans la totalité des commerces, d’une proportion de staff parlant le japonais et le chinois, entièrement dédiée à la clientèle asiatique friande de pierres précieuses et notamment d’améthystes dont le sol albertain visiblement regorgerait. La clientèle nouvellement riche de l’orient lointain, à l’assaut d’un luxe tellement original qu’il en devient multiple, à moins que ce ne soit l’inverse. On se croirait au magasin général de Louis Vuitton sur les Champs, tellement réservé aux touristes chinois, arabes et russes qu’on y fait des rencontres aussi surprenantes que celle d’amis éloignés de Tianjin, abandonnés dans une situation désespérante de célibat obligatoire et d’un niveau de français garantissant la non-délivrance de visa pour les décennies et générations à venir, et qui pourtant deux ans plus tard se retrouvent étudiants aux Beaux-Arts et arpentant les magasins de luxe pour une éventuelle poulette restée au chaud près du golfe de Bohai. Des Chinois au demeurant tellement obnubilés par le cuir, les valises et les sacs qu’ils en oublient le merveilleux Espace qui fait office de dernier étage, à quelques secondes seulement dans l’ascenseur noir et terriblement érotique de Olafur Eliasson qui vous débarque sur l’une des terrasses les plus excitantes de la capitale – mais qui eut cru que je ferais un jour de la promo pour LVMH ?
Loin des trottoirs trépidants de la Ville-Lumière, les amoureux de la grande nature nord-américaine ne s’étaient pourtant pas payé ma pomme. N’ai-je pas été réveillé sur les coups de six heures, la seule et unique nuit que je passais en camping sauvage, par un intensif secouage de toile courtesy of ce qui apparut quelques minutes plus tard être le premier– et fort heureusement dernier – ours noir que j’aperçus en liberté ? Nous n’étions pourtant point au fond des bois à courir la fourrure, à chasser le maringouinmais bien au bord de la TransCanadienne, en périphérie de Thunder Bay, horrible agglomération survivant sur le souvenir romantique de Premières Nations que tous les habitants détestent ; une heure plus tard, nos sacs empaquetés et nos pouces de nouveau levés, nous vîmes la bête traverser l’autoroute en se traînant lamentablement, couard et balourd, la queue entre les jambes, aller fureter quelques écorces de gland dans la riche maison d’en face. Les semaines suivantes nous réservèrent, toujours dans un périmètre restreint par la mobilité réduite qu’offrent des vacances sur le pouce, c’est-à-dire fort près de lieux de vie humains, chutes de troncs de sapins, jeune orignal broutant insouciant sur le perron des toilettes, encerclement sauvage de moustiques et autres horreurs insidieuses, luttes pour le feu de camp avec quelque états-unien fort peu civilisé et portée de bébés coyotes dévorés par un ours.


Je me souviens ainsi de l’une de mes dernières après-midi à Banff, après huit jours de vadrouille et de rangement méthodique des flacons de shampoing chaque soir dans les compartiments blindés visant à les protéger de larges plantigrades omnivores. Nos craintes mises de côté, la toile de la tente repoussée vers l’arrière pour nous offrir tel un cocon chaleureux une sorte de havre ouvert sur la forêt mais néanmoins protégé des 
piqûres, nous avons longuement attendu que la nuit vienne prendre possession des lieux en contemplant les conifères. Ce fut une sorte de lente, très lente et rassurante descente dans les origines du monde, là où les mystères premiers auxquels l’homme a dû faire face ne nous effrayaient plus ; nous observions la très légère marque que le vent imprégnait dans les aiguilles, nous y lisions des messages de paix et les moustiques eux-mêmes, derrière notre mince frontière de nylon, en devenaient des amis. Elle était Petite Fleur et j’étais Champignon. Ce fut unique et totalement exquis. Et il est vrai que ce n’était pas entièrement notre faute.

Le lendemain, bien entendu, nous avons maudit les hippies, qui devaient probablement brûler dans l’enfer de Nelson.