Près d'un an après avoir travaillé indirectement à sa promotion, j'ai enfin pu assister à la création du Théâtre I.N.K., récipiendaire du Prix de la Critique 2010 de l'Association québécoise des critiques de théâtre : La Robe de Gulnara.
C'est une pièce fort étonnante : elle n'est ni particulièrement bien écrite, ni formidablement bien jouée ; certaines répliques m'ont paru pour le moins naïves dans leurs tentatives d'être des phrases-choc, on a du mal à s'identifier à des adultes jouant les enfants et moins encore à des Québécois jouant les Arméniens - ou les Azéris, au demeurant, cela n'est pas très clair. La scène du mariage, sa joie, sa musique, ses danses, semble avoir été transportée par accident dans un environnement auquel elle n'appartient pas, interprétée par des gens dont la culture est aussi diamétralement opposée à celle de leurs personnages que si l'on donnait une puck de hockey à des Papous sur le sentier de la guerre.
Et pourtant, cela marche : j'entendais couler amèrement les larmes, les nez, derrière moi, à ma droite, sur ma joue même par moments, sans bien savoir si c'était le pathétique et la tristesse qui émanaient de certaines situations tragiques et si universelles, ou la bande sonore qui elle aussi emprunte un peu à tout le monde puisqu'on y entend tour à tour la clarinette du klezmer, l'accordéon des gitans, la darbouka égyptienne. Ces envolées rythmiques et déchirantes aux parfums de grand port, de confluences culturelles, c'est probablement cela le Caucase, la mer en moins sans doute : le melting-pot originel, le plus vieux panier à salades religieuses et paysannes de la planète, le berceau des civilisations. Je me souviens de ce concert vu à Beijing en 2006, d'une troupe de vieillards sortis d'un village sans nom du Xinjiang, à la frontière kazakhe, et de ce minuscule, merveilleux violon tiré de sous les manches de l'un d'entre eux pour un unique morceau, un instrument d'une précision et d'une douceur à faire pâlir d'envie les plus grands luthiers d'Europe, et qui s'était probablement retrouvé dans ses mains à l'issue de quelque périple en chameau ou en roulotte, transporté et échangé par deux douzaines de commerçants du Bosphore aux hauts plateaux d'Asie centrale. Son histoire était probablement l'histoire de l'humanité entière.
C'est peut-être ce qui rend la pièce touchante au final : ce sentiment de familiarité, de proximité malgré l'éloignement formel. L'histoire de la pauvre Mika, qui perd à treize ans sa virginité aux mains d'un vieux salaud pour nettoyer une robe de noces malencontreusement salie, ce qui lui coûtera rapidement son insouciance puis sa vie, on aurait pu l'entendre ici aussi, quelque part vers Terrebonne dans les années 50, ou dans quelque village pas si reculé que ça des Andes ou du Yunnan d'aujourd'hui.
La mise en scène quant à elle, signée Jean-Sébastien Ouellette, est proprement époustouflante car elle parvient justement à faire le pont entre des cultures peu ou mal appréhendées et l'universalité des coeurs ; entre l'ignoble condition de l'homme et la poésie malgré tout, sous une froide neige de papier, procédé vieux comme le monde et pourtant admirable encore hier soir ; entre la triste réalité qui nous concerne tous et une distance salutaire, offrant l'illusion de la fiction, dans ces approches cinématographiques de la scène, comme lors de la longue marche de Mika, de wagon en wagon, de désespoir en désespoir, la jeune fille apparaissant toujours depuis la gauche, comme si c'était le décor qui tournait et le spectateur avec.
On passe une sacrée bonne partie du spectacle à penser à Kusturica, à ses premiers films du moins, lorsqu'il était encore bon. On se prend à rêver à sa réincarnation, à quelque auteur fou des montagnes enclavées et musulmanes de l'Asie du sud-ouest, passionné de musique, passionné du bonheur et la noirceur des hommes, qui tomberait par hasard sur le texte de Isabelle Hubert pour en faire un "remake" pour le coup mieux cerné dans les terres auxquelles il appartient, dans les vallées perdues de la frontière entre Erevan et Gjendja.
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