Le Canada est un pays formidable. Étendu comme l’Europe, peuplé depuis toujours de voyageurs, de portageurs et de pionniers, il vous entraîne spontanément sur les routes : on en bouffe des treize à la douzaine, je parle ici de kilomètres, on traverse l’équivalent d’un Paris-Beyrouth à trente bornes près, et pourtant, du Québec aux Rocheuses, de boutiques de souvenirs en supérettes de bord de route, de fanions sur les voitures en cartes postales dans les cafés, le Canada vit et survit par deux fiertés essentielles.
L’érable, sa feuille, son sirop, que l’on retrouve jusque sur les drapeaux – le seul à ma connaissance sur la planète entière qui rende hommage à un végétal, avec justement le Liban – et sur les arches du MacDo ; et la très respectable faune sauvage, essentiellement déclinée en une Sainte Trinité ours, orignal, castor.
Ainsi, lorsque l’on arrive enfin à Banff après trois mois de rêves d’évasion, trois semaines de routes urbaines, trois jours de traversée des Prairies à s’en tirer une balle, puis trois heures de la compagnie d’un hippie digne des premières images de Woodstock (a lot of freaks, uh?, lancera Guthrie en emmanchant sa guitare), on débarque moins dans un sanctuaire forestier et animalier que dans une immense galerie à la gloire des deux mamelles du pays. Au cœur du village soudainement envahi de hordes de québécois, montanais, californiens et japonais, pittoresque petite agglomération dont les noms de rues ont été essorer jusqu’à l’os les dictionnaires zoologiques les plus riches, on se retrouve certes non plus au coin de "Saint-Paul et Wellington" mais plutôt à "Rabbit and Elk", ou encore "au Tim Hortons de Moose and Lynx", ce qui je le concède apporte une petite touche romantique aux promenades. Sur la Banff Avenue en revanche, qui n’a pas daigné exotiser son nom, on se lance dans un marathon plus épique que les plus grandes batailles pour trouver son bonheur parmi les monticules de souvenirs étalés devant vos yeux ébahis.
Et ce sont : canes de sirop d’érable biologique, coussins ours brun, chaussettes orignal, marque-page castor ; vinaigre balsamique à l’érable, bonnet ours blanc, parapluie orignal, porte-clé castor ; gâteaux à l’érable, charentaises ours noir (avec ses griffes), sentons en forme d’orignal, Père Noël aux dents de castor ; cure-dents à l’érable, boule de neige ours noir, boîte à meuh orignal autrement appelée boîte à brame, t-shirt arborant un castor alcoolique ; saumon fumé à l’érable, magnets à l’ours grizzly mangeur d’homme et, trônant au milieu, omnisciente et bonne mère, surpuissante telle la fusion magique de Trunk et Sangoten (logiquement devenus Gotrunk), le souvenir canadien parfait : les bonbons à l’érable en forme de crotte d’ours et de castor (voire d’orginal).
Ce qui est également impressionnant, c’est la présence systématique, dans la totalité des commerces, d’une proportion de staff parlant le japonais et le chinois, entièrement dédiée à la clientèle asiatique friande de pierres précieuses et notamment d’améthystes dont le sol albertain visiblement regorgerait. La clientèle nouvellement riche de l’orient lointain, à l’assaut d’un luxe tellement original qu’il en devient multiple, à moins que ce ne soit l’inverse. On se croirait au magasin général de Louis Vuitton sur les Champs, tellement réservé aux touristes chinois, arabes et russes qu’on y fait des rencontres aussi surprenantes que celle d’amis éloignés de Tianjin, abandonnés dans une situation désespérante de célibat obligatoire et d’un niveau de français garantissant la non-délivrance de visa pour les décennies et générations à venir, et qui pourtant deux ans plus tard se retrouvent étudiants aux Beaux-Arts et arpentant les magasins de luxe pour une éventuelle poulette restée au chaud près du golfe de Bohai. Des Chinois au demeurant tellement obnubilés par le cuir, les valises et les sacs qu’ils en oublient le merveilleux Espace qui fait office de dernier étage, à quelques secondes seulement dans l’ascenseur noir et terriblement érotique de Olafur Eliasson qui vous débarque sur l’une des terrasses les plus excitantes de la capitale – mais qui eut cru que je ferais un jour de la promo pour LVMH ?
Loin des trottoirs trépidants de la Ville-Lumière, les amoureux de la grande nature nord-américaine ne s’étaient pourtant pas payé ma pomme. N’ai-je pas été réveillé sur les coups de six heures, la seule et unique nuit que je passais en camping sauvage, par un intensif secouage de toile courtesy of ce qui apparut quelques minutes plus tard être le premier– et fort heureusement dernier – ours noir que j’aperçus en liberté ? Nous n’étions pourtant point au fond des bois à courir la fourrure, à chasser le maringouin, mais bien au bord de la TransCanadienne, en périphérie de Thunder Bay, horrible agglomération survivant sur le souvenir romantique de Premières Nations que tous les habitants détestent ; une heure plus tard, nos sacs empaquetés et nos pouces de nouveau levés, nous vîmes la bête traverser l’autoroute en se traînant lamentablement, couard et balourd, la queue entre les jambes, aller fureter quelques écorces de gland dans la riche maison d’en face. Les semaines suivantes nous réservèrent, toujours dans un périmètre restreint par la mobilité réduite qu’offrent des vacances sur le pouce, c’est-à-dire fort près de lieux de vie humains, chutes de troncs de sapins, jeune orignal broutant insouciant sur le perron des toilettes, encerclement sauvage de moustiques et autres horreurs insidieuses, luttes pour le feu de camp avec quelque états-unien fort peu civilisé et portée de bébés coyotes dévorés par un ours.
Je me souviens ainsi de l’une de mes dernières après-midi à Banff, après huit jours de vadrouille et de rangement méthodique des flacons de shampoing chaque soir dans les compartiments blindés visant à les protéger de larges plantigrades omnivores. Nos craintes mises de côté, la toile de la tente repoussée vers l’arrière pour nous offrir tel un cocon chaleureux une sorte de havre ouvert sur la forêt mais néanmoins protégé des piqûres, nous avons longuement attendu que la nuit vienne prendre possession des lieux en contemplant les conifères. Ce fut une sorte de lente, très lente et rassurante descente dans les origines du monde, là où les mystères premiers auxquels l’homme a dû faire face ne nous effrayaient plus ; nous observions la très légère marque que le vent imprégnait dans les aiguilles, nous y lisions des messages de paix et les moustiques eux-mêmes, derrière notre mince frontière de nylon, en devenaient des amis. Elle était Petite Fleur et j’étais Champignon. Ce fut unique et totalement exquis. Et il est vrai que ce n’était pas entièrement notre faute.
Le lendemain, bien entendu, nous avons maudit les hippies, qui devaient probablement brûler dans l’enfer de Nelson.
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