Reste assis là et nie tout : le cigare entre tes dents, le jour dans tes yeux, la peau sous tes vêtements. Nie, nie, nie, et recueille-toi comme une bombe dans chacun de tes non, et ne t'arrête jamais d'être sur le point d'éclater, et n'éclate jamais.
Désireux de combler mes lacunes en littérature québécoise, j'ai été emprunter ce mois-ci à la splendide Ban-Q (on voit ici le hall principal) un ouvrage du non moins splendide Réjean Ducharme, dont le nom évoquait à mes compères montréalais autrement plus de souvenirs d'adolescence que l'obscur Jean-Yves Soucy précédemment introduit, et dont la tendance légèrement psychopathe à titrer chacun de ses ouvrages sauf un de jeux de mots stériles m'avait au préalable refroidi. C'est donc L'Hiver de force que j'ai tiré des rayons, et ce fut une très agréable surprise.
Désireux de combler mes lacunes en littérature québécoise, j'ai été emprunter ce mois-ci à la splendide Ban-Q (on voit ici le hall principal) un ouvrage du non moins splendide Réjean Ducharme, dont le nom évoquait à mes compères montréalais autrement plus de souvenirs d'adolescence que l'obscur Jean-Yves Soucy précédemment introduit, et dont la tendance légèrement psychopathe à titrer chacun de ses ouvrages sauf un de jeux de mots stériles m'avait au préalable refroidi. C'est donc L'Hiver de force que j'ai tiré des rayons, et ce fut une très agréable surprise.
Mon péché – sévère – d'intellectualisme me pousse d'emblée à reconnaître que Ducharme n'est pas, plume en main, un auteur magnifique. Son écriture n'arrive point aux gougounes d'un Cendrars, qu'il admire lui-même via la bouche de ses personnages, ni même d'un Soucy dont la palette florale, le sens minutieux de l'observation du temps et des hommes, et un goût quasi floydien pour le silence attentiste qui précède le mot parfait, placent très nettement à mon sens au-dessus de Ducharme, d'un strict point de vue littéraire.
Celui-ci, néanmoins, possède deux forces : des héros attachants, un message clair à véhiculer. Lorsque tout finit par s'emboîter, aux deux tiers du roman environ, l'œuvre s'éclaire soudainement et la langue y gagne une puissance qui fait la marque des bons écrivains.
André (« Cher ») et Nicole (« Ma Colline ») sont, depuis l'enfance – ou du moins une scolarité bâclée ensemble aux Beaux-Arts – liés d'une affection prodigieuse, viscérale, dérivée très directement d'un mépris acharné qu'ils partagent pour tout ce qui est essentiel en ce monde. Carrières, prestige, richesse ; beauté, liberté, amour. Eux s'en fichent pas mal : ils ne désirent qu'une chose, qu'on leur foute la paix dans le deux-et-demi mal chauffé qu'ils partagent avec un chat malin près du parc Jeanne Mance, et dont ils ne paient plus le loyer malgré les récriminations du portier lituanien. Ils vivent la nuit, uniquement. Ils boivent, beaucoup, engloutissant les rares bidoux qu'ils dénichent ci et là dans la bière et le gin ; et lorsqu'ils n'ont plus le sou, ils re-visionnent pour la centième fois les vieux films français et américains que leur poste bicolore diffuse en seconde séance et dont ils connaissent de mémoire les répliques.
Nihiliste ? Pas encore ; car plus les quelques proches qu'ils tolèrent les déçoivent, plus ils s'enfoncent, cœur battant et en chantant, dans la misère matérielle et affective qu'ils recherchent. A tel point que tout finit par faire sens. Au demeurant, qu'auraient-ils besoin de prouver ? C'est que dans leurs discussions pleines de tendresse pointe une connaissance immense de la création artistique, dont ils maîtrisent l'histoire, les anecdotes et les propos sans aucune ostentation ; c'est que nuit après nuit ils arpentent comme une bible leur volumineuse et tâchée de beurre Flore Laurentienne, dévorant à pleines dents la vie de plantes que je ne saurais même pas distinguer à la vue ; et jusque dans leur propre métier, celui de correcteur d'épreuves – que j'occupais moi-même jadis en m'en cachant – et dont ils parviennent à sérieusement redorer le blason, nos charmants ivrognes s'élèvent au-dessus de la masse : ils sont les derniers garants de la justesse de notre langue, et donc de la capacité de l'homme sociabilisé à exprimer avec précision une idée, un fait, une émotion, merveille de notre civilisation d'homo bavartibus engloutie sous la multiplication médiatique des temps modernes, et que la profusion des paroles nées de sa démocratisation nivelle nécessairement vers le bas. Génération textos ? Non, Ducharme est visionnaire : les symptômes qu'ils dénoncent datent de 1974 !
On retrouve donc, presque, du John Kennedy Toole ou du Napoleon Dymamite : l'épopée de deux abrutis géniaux que la société rejette car l'acuité de leur perception du groupe les pose en ennemis. Moins hilarement cynique et stupide que les frasques de Ignatius Reilly, la lente déchéance des narrateurs est ici enveloppée d'une douce poésie urbaine, au gré des balades dans une Montréal qu'ils vénèrent la nuit autant qu'ils l'abhorrent le jour, rythmée d'une langue finalement riche dans son oralité : les dialogues sont hautement savoureux et me renvoyaient page après page au parler sautillant de mes nouvelles collègues venues de Warwick et Trois-Rivières.
Et pourtant. A ma grande surprise, on m'a appris que c'est un éditeur... français qui le premier a accepté de publier Ducharme. Sans doute les décisionnaires d'alors, intelligentsia étriquée, trop occupée à ferrailler avec les idéaux de la Révolution Tranquille – cercle hermétique qui en prend sérieusement pour son grade tout au long du roman – auront-ils considéré L'Hiver de force comme... un peu trop québécois ?
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