Voici une bonne vingtaine de mois à présent – précisément depuis le 14 octobre 2008, jour où ma vie a basculé, date fatidique que l'on retient comme celle de son premier french kiss, du décès de sa grand-mêre, d'un moche accident de scooter – que je prétends aimer la danse contemporaine. À trois petits jours près c'est un anniversaire. Un sacré : voilà deux ans de cela je faisais connaissance, quasiment par hasard, avec le Nederlands Dance Theatre dans un Triple Bill somptueux, Jiri Kylian, William Forsythe, Lighfoot/Leon. Nous parlons là presque d'un Graal, quatre des plus grands chorégraphes devant l'éternel. Il y a peu encore j'argumentais, saoul comme un goret, que Kylian restait le seul être vivant à avoir su se hisser un peu plus haut encore que Dieu dans l'échelle de la perfection, de l'unicité absolue des choses. [Encore une soirée qui se termina mal au demeurant]
Je lisais récemment une comparaison tout à fait fortuite, laquelle me re-projeta en pleine face certaines des théories de mon adolescence, entre Michael Jordan – étoile de la balle ronde s'il en est, qui a commis la tragique erreur de revenir au jeu, hors de forme, obèse, vieilli, trois ans après avoir quitté le monde professionnel sur le panier le plus abouti de l'histoire du basket-ball pour s'encroûter chez les misérables Wizards, l'équipe la plus gangrénée par la poisse de toute la côte Est (tant il est vrai que les Clippers restent intouchables sur ce plan-là de l'autre côté du Mississippi), autodétruisant par là même sa propre légende – et Kurt Cobain, que l'on apprécie ou non, qui n'en fut pas moins une idole de la jeunesse de son temps et des temps à venir, en atteste le suicide de deux gamines des Pyrénées-Atlantiques (on est loin de Seattle) plus de quatre ans après sa mort alors qu'elles n'étaient probablement en âge biologique de comprendre ni ce que représente la mort qu'elles célébraient en se la donnant à leur tour, pour une seule et unique fois, ni la possible attraction sexuelle que leur blond héros a exercé sur de nombreuses groupies bien avant sa fin tragique de 1994 (et puisque l'on en est à ce stade, je ne peux que recommander chaleureusement à quiconque avait l'intention de visiter le Père-Lachaise de s'éloigner autant que faire se peut de la tombe de Jim Morrisson, sur laquelle chialent des inconscientes que l'on désire gifler avec passion). Énéoué. Mon point est le suivant : une fois vécu ou expérimenté le plus profond, le plus aérien, le plus intense, le plus léger, le plus pur de ce que la vie ou une quelconque discipline peut offrir, à quoi bon s'accrocher à la décrépitude ? Pourquoi ne pas tout foutre en l'air pour rester à jamais une étoile scintillante, un coup de génie sans reproche ? Je continue à me demander pourquoi après un tel bonheur (oh les larmes que j'ai pu verser sur les derniers mouvements de Signing Off) j'ai cru bon de retourner voir de la danse et de la danse et de la danse. Martha Graham, Merce Cunnigham, jusqu'au récent Sankai Juku qui fit se lever comme un seul homme tout le Théâtre Maisonneuve : rien ne fut assez bon, tous m'ont déçu au plus haut point.
Me voilà alors entré dans une phase d'introspection rare sur le pourquoi et le comment de la danse d'aujourd'hui.
Je n'ai moi-même jamais dansé. Est-ce l'éducation que j'ai reçue ? L'absence d'un père à la maison ? Je l'ignore, mais loin dans mon enfance, loin dans ma psyché, il y a cette terrible pudeur de mon propre corps qui va jusqu'à m'interdire de soutenir sans trembler le regard d'autrui, qui depuis toujours m'a poussé à me développer davantage comme force intellectuellement créatrice que comme entité corporelle existant dans un environnement donné, s'y affirmant et s'y faisant admirer au besoin. Je hais que l'on m'admire et j'ai peur de mon corps, de ses mouvements, de son aura. Je me souviendrai pour de nombreuses années de ce soir où une amie, que j'appréciais beaucoup, me tira sur la piste de danse malgré mes réticences pour un rock'n'roll des chaumières qui dura, justement, le temps d'un incendie dans une chaumière : quelques secondes à peine, pas même une mesure, suffisamment pour que ma cavalière d'un instant comprenne combien sur la piste je ne valais plus rien. Les quelques nuits d'amour, parmi les plus renversantes peut-être de ma vie, que nous partageâmes par la suite - sans doute plus en terme d'intensité du désir que d'acte à proprement parler - me montrèrent que, certes, la danse ne constitue pas l'intégralité d'un processus de séduction ; ce n'en fut pas moins une humiliation des plus sévères.
Il y a de cela quinze jours pourtant, je me surprenais, dans un rare moment de lucidité, à danser seul dans mon salon aux sons perçants de quelque symphonie [présentée avec la courtoisie de Radio Classique Montréal 99,5]. C'est donc qu'il existe quelque chose. Une émotion, une jouissance. Un désir aussi. Pas nécessairement partagé – comme tous les plaisirs artistiques que je me réserve, dans mon individualisme forcené. Plus rien n'est partageable passé un stade de qualité donné. Tirades mythomanes et fantasmagoriques de Cendrars, discours médusés et ô combien amoureux de Sallieri sur son ennemi d'une vie dans le sublime Amadeus, montées lentes et contemplativo-destructives du Godspeed You Black Emperor : qui donc prétendra s'immiscer dans la charnalité dévorante d'un être humain soumis à l'expérience de l'art ? Je ne danse avec personne, que cela soit acquis.
Néanmoins, je perçois déjà ici une première faille dans la carapace de mon bonheur de spectateur gâté. L'importance de la musique classique dans la danse, même la plus contemporaine. Plus les spectacles se succèdent, plus mon parti pris est implacable et réducteur : en dehors de la musique de chambre, éventuellement de quelque sonate de piano, point de salut ! Le gargouillamini immonde qui déchiqueta les tympans de 1500 victimes expiatoires lors de la dernière de Cunningham est brutalement venu m'enfoncer dans le crâne la constatation que toute expérimentation musicale, de l'électro-acoustique au free-jazz, décimait sans espoir de retour la plus charmante, la plus touchante des chorégraphies.
Parfois c'est aussi l'inverse qui se produit – mais pour le moins il suffit de fermer les yeux au têtard qui gesticule sur les planches et de se prêter corps et âme aux sonorités ambiantes. Ainsi l'étonnante interprétation du Makura No Sochi présentée en septembre dans le cadre de Quartiers Danse, dans lequel la japonaise Tomomi Morimoto s'avachissait en quelque ersatz de solo plus proche de la léthargie solanacée que de la transmission d'émotion, sur des improvisations musicales pour le coup absolument délectables, et aux consonances infiniment plus nippones quoique tirées de la flute et du tambourin de gratouilleurs tout ce qu'il y a de plus terroir local, mais décidément passionnés et curieux. Le pathétique Others du lendemain (ÉvoLucidanse), présenté dans une Maison de la Culture de la Petite-Patrie dont au moins douze passants m'ont refusé l'existence jusque sous le parvis même du théâtre, certes caché minuscule dans un Cégep géant, ne présentait quant à lui d'intérêt ni pour les oreilles (puisque essentiellement muet) ni pour les yeux (puisque essentiellement constitué d'une alternance de trottinements mous et d'embrassades viriles par un troupeau d'adolescentes pas même excitantes pour le mâle assoupi que j'étais). La danse dans le silence ? que nenni. Comme pour le cinéma, l'environnement auditif est primordial à l'expérience et malheureusement bien peu de genres s'y prêtent. Dans la catégorie électro-rock, on concédera tout de même à Radiohead quelque potentiel à faire pleurer aux premiers rangs des théâtres.
Mais il faut dire que le couple Matvienko, c'est quand même quelque chose.
Plus encore qu'une partition d'accompagnement inadéquate, ce qui exaspère plus que tout le vieux grognon qui se terre en moins [et duquel je me complais parfaitement, sera dit au passage : je prends déjà un malin plaisir à m'imaginer vieil irascible encanné et croulant, à pester sur enfants, chiens, trottinettes et autres nuisances de ce poil] c'est l'absence de thématique narrative ou – pire – l'enfermement monotâche dans l'expression de la seule douleur intérieure, par trop exploitée par l'essentiel des forces (non)créatives du milieu aujourd'hui. En quoi le malheur des autres doit-il me concerner ? Foutez-moi donc la paix si votre cœur est si putride que vous croyez voir et sentir le Diable au bout de vos phalanges : je me moque éperdument de vous observer vous triturer les mains, les agiter de haut en bas comme des chaussettes sales puis vous les enfoncer dans l'estomac à grands coups de sanglots. Vous n'aviez qu'à être serein. On ne vous a donc rien appris, dans vos familles. Crise de l'éducation et tutti quanti. Aime ton prochain, c'était pourtant la première des leçons.
Car ce qu'il y a de vraiment beau dans la danse : ce sont les portés. Pas tellement parce qu'ils évoquent l'amour (encore que le baiser magistral, tourbillonnant plus vite encore que le plus possédé des derviches, que Manuel Legris donne à Aurélie Dupont dans Le Parc de Preljocaj est une invitation superbe à rouler la plus baveuse des pelloches à toutes les jeunes filles du monde réunies et à s'en sentir pour autant léger comme une hirondelle). Ce que je lis dans les délicats portés entre hommes de Footlight – le revoilà – ou entre femmes de Marie Chouinard, c'est une ode savoureuse et attachante à l'amitié la plus pure, un geste simple, osé mais évident que tout un chacun devrait exécuter à chaque retrouvaille avec le camarade perdu, une envie immense de crier son amour fraternel, platonique et si vrai à un être qui fut cher et devant lequel on n'a pas su s'exprimer, un sentiment poignant de chaleur humaine par procuration dans un regard plein de tendresse, dans un transport intime qui nécessite une confiance immense dans l'autre.
Danser pour exorciser ses penchants suicidaires, non. Danser pour séduire – j'y crois de moins en moins. Mais danser pour le simple bonheur de serrer contre sa poitrine un frère aussi doux, discret et transcendant que le son chaud d'un violoncelle : oh oui. Jeudi noir d'octobre 2008 ; jamais je le crains ne parviendrai-je à me relever de ces larmes qui m'avaient tant surpris. On a, ce soir-là, vraiment touché à quelque chose. Il me me reste plus qu'à me balancer à mon tour d'un gratte-ciel – ou à déménager à Amsterdam.
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