vendredi 28 janvier 2011

Réquisitoire pour l'inconscience

Ténacité excessive frisant la névrose, confiance absurde en l'avenir et en soi-même, sex-appeal démesuré quelque soit l'apparat. Sens du rythme et joie de vivre féroce. Tout est dans le teaser : chaque visionnage - quarante-cinq secondes en boucle - m'arrache une micro-larme ("prends un micro-mouchoir", m'a-t-on un jour merveilleusement répondu), du bonheur et de la fierté de voir comme la race humaine est dénuée de bon sens, comment mes semblables sont, pas tous, certains, de vrais fous visionnaires, capables de se lancer des défis impossibles, des projets de conquête délibérément marqués du sceau de l'inconscience, pour le simple plaisir d'abattre des montagnes qui ne demandaient rien, qui ne gênaient même pas. Pour le plaisir de partager, de frissonner, de donner du bon au voisin, du chaud et du serein.

Philippe Petit a été l'un de ces grands rêveurs. En fallait-il une sacrée paire de... bras pour le moins, pour tenir bien droit son balancier lorsque, funambule, on se jette sans filet sur un câble illégal tiré entre les deux tours de feu World Trade Center, à 415 mètres de hauteur ! "It's impossible, that's for sure; so let's start working!", dit-il les yeux pleins de flammes dans le superbe film que lui a consacré James Marsh (Oscar 2009 du Meilleur documentaire, dont on écoutera la bande-annonce ici). Petit touche ici à l'essence de ce qui me fascine : non pas tant de générer des idées folles, mais de se mettre en branle à leur suite, de tirer dans son sillage toute une ruche d'autres inconscients, de faire tellement vivre son projet mort qu'il finit par vivre toutefois, en dépit de toutes les évidences.

Nicolas Cournoyer est de cette race, lui qui a lancé voici quatre ans le concept suivant, si simple que personne avant lui n'a osé y penser : il fait si froid en hiver, les gens ne sortent plus ; organisons un party géant en extérieur, si possible la semaine la plus terrible de janvier ! Avec un peu de chance, ce sera comme les pingouins - en s'agglutinant les uns aux autres, on se réchauffera. Démentiel et génial. L'IglooFest était né (vivre la plongée infernale), et il n'est pas prêt de fondre. On touche au surnaturel. Pas d'un point de vue pratique, certes. Après tout c'est juste un gros festival, une grosse scène, du gros son. Les files d'attente sont mal gérées, il fait un froid glacial (le mercure affichait -30 samedi dernier, tu parles d'un dépucelage !) et il faut vingt minutes pour attraper un shot de Jagermeister. Je n'ai point vue la couleur d'un caribou tant le pack qui se massait devant le bar (de glace) était intense.
Mais lorsque après quelque oubli momentané de soi-même, les yeux perdus dans les animations déjantées qui entourent toute la structure de métal, les pieds chauffés à bloc dans deux paires de bas en laine à s'agiter de haut en bas, on émerge un instant et l'on remet en perspective le milieu dans lequel on évolue - force est de reconnaître que, fous tous aussi, on a bêlement suivi, moutons tondus et frigorifiés, et l'on danse et l'on rit, plus stupides encore que les brebis de F'Murr, au beau milieu de la nuit la plus froide de l'hiver. Cheptel maudit, tonnent peut-être les Dieux, mais personne ne les écoute plus tant le beat est convaincant, tant l'abord des braseros est doux.

Je rêve désormais d'apporter à mon tour une telle folie dans les grandes plaines glacées du Nord-Est de la Chine, là où l'hiver, n'en déplaise aux Canadiens si fiers de la rudesse de leurs terres, est autrement plus douloureux, là où chaque année les tonnes et les tonnes de glace charriées par la SongHua sont draguées, repaquetées, cisaillées, polies puis finalement truffées d'ampoules multicolores à l'occasion du formidable Ice Lantern Festival de Harbin. Un festival de musique électronique en extérieur par moins 40, dans un pays où les autorités plus que tout ont peur de la jeunesse et des rassemblements ? C'est impossible, évidemment ; commençons donc à travailler !

Enragé

Le hasard (et l'attention des amis) font bien les choses. Il est 15h04. Un fond de riz grossit dans mon autocuiseur ; de toute la journée, je n'ai encore absorbé qu'une seule tasse de café. Mais quel café ! Venu tout droit des plantations de Java, la belle Java, aux réminiscences du gamelan haut perché des palais vides de Jogjakarta, il a patiemment bouilli dans le coffre de la Senorita, cafetière italienne - ou bien est-elle colombienne ? - aux courbes insolites et brillantes, dénichée dans une vente de trottoir aux alentours de Jean Talon. Il a embaumé le salon double d'un parfum chaud et lourd, il est descendu lappée après lappée le long de mon oesophage resserré de trop de repas bâclés, et s'épanouit désormais, de minute en minute, sous la forme de tressautements continus de toutes mes terminaisons nerveuses.

Je suis heureux. Pourrais-je survivre sans le café ? Y a-t-il plus doux parfum - corsé, pesant, chaleureux - que les lèvres d'une jeune fille après qu'elle les ai trempées dans son bol ? Je me souviens d'un entretien d'embauche à la fin duquel, à la question "Avez-vous quelque chose à ajouter ?", je suis parti d'une tirade de près de dix minutes sur la façon dont l'acquisition d'une machine à espresso avait bouleversé les méthodes de travail à l'Ambassade de France en Chine. Ce fut une rencontre plaisante mais pour le moins étrange, dans des locaux à la viabilité suspicieuse ; huit jours plus tard, alors que je devais entrer en poste, l'ensemble du conseil d'administration et du staff allait démissionner, rendant de fait inexistante la structure.

J'ai donc souri de toutes mes dents en recevant ce petit lien à matin, en attendant mon riz.

(merci Pascaline pour cette merveille !)

mercredi 26 janvier 2011

Le coeur de l'action

Je me souviens des mots de mon ancienne patronne. Lorsque je cherchais, à la fin de l'été, à emménager dans un 3 1/2 qui ne serait qu'à moi (oh quel bonheur depuis d'avoir trouvé ! que la vie en ermitage présente de charmes et de défis !), je m'en étais allé visiter une place aux confins de Davidson et de la rue Adam. Un quartier charmant. "Pour le moins, avait-elle dit, tu seras au cœur de l'action. À défaut de sushis, le dealer te livrera ton crack à toute heure de la nuit."

La visite, en tant que telle, avait été sublime. Le voisin du dessous, probablement boxeur dans une ancienne vie (et tout autant actif à boxer sa femme dans la présente), répondit rugueusement à mon approche, m'interdisant d'emblée de poser mon bicycle sur sa barrière émaillée, pour les cinq minutes qu'ont duré la visite. Visite d'un appartement cosy mais un peu sombre, découpé de tentures effilochées, la locataire n'ayant pas encore quitté les murs mais s'étant absentée pour la semaine. 

Après m'être difficilement abstenu de vomir, j'établis le contact avec une sorte de mammifère quadrupède hideux, qui était venu se coller à la fenêtre en miaulant sa solitude à mon premier coup de sonnette. Je découvris ce jour que le chat Sphynx n'était pas une créature de cauchemar que des anglais débauchés avaient imaginé un soir d'ivresse pour effrayer les mioches lassés par le Haggis (illustré ci-dessus ; on notera avec beaucoup d'attention que cette lassitude éventuelle n'a pas encore atteint nos chers touristes états-uniens, desquels l'éternel Viki m'apprend à l'instant que, selon une étude menée par le vénérable Guardian, 23% des voyageurs embarquant des States pour le Royaume-Uni avaient bon et sincère espoir d'en attraper un). Quant au chat sans poil, il est tout ce qu'il y a de plus vivant et, à l'intérieur de l'appartement, la bête avait proliféré : ils étaient cinq au moins à errer, affamés et apathiques, sur le frigo, dans l'évier, sous le lecteur DVD, pris dans le drap de la baignoire. La propriétaire frôla la syncope au premier chat - elle qui n'avait pas autorisé la signataire du bail à héberger un seul animal. Je m'apprêtai à composer le 911 lorsque les quatre autres apparurent.
Un abri que je ne pris donc point, insensible à ses charmes (pas même à la perspective d'un balcon arrière donnant sur un entrepôt de viande). Un quartier que je ne visitai plus. Une partie de la ville que j'oubliai totalement.

Jusqu'à cette après-midi, la vitalité de ses habitants sur les plateformes de vente et revente en ligne dépassant de loin celle des nantis de Laurier et Westmount. Miséreux comme eux, je me suis mis en quête d'un cellulaire à bas prix pour remplacer la merveille rose et fleurie que mon ami Yanqing venait de rapatrier à Taiwan. Vingt piastres pour une machine débloquée, chargeur inclus, me paraissait un deal correct et je ne faisais que peu de cas de l'adresse du jeune homme, pourtant tout aussi suspicieuse que sa capacité à "rester chez nous toute la journée". "Tu passes quand tu veux", avait-il précisé.

Me voilà donc sur les hauteurs de Sainte-Catherine là où tout le monde connait l'affaire ; un monde où les condos brûlent à la semaine selon l'inclination des Hells Angels, où l'on vous appelle au bureau pour vous signifier qu'en raison d'une alerte à la bombe vous ne pourrez rentrer chez vous le soir, un monde admirable fait de vie et d'échange (d'échanges de vies ?) où prostitution et trafic de drogue font bon aloi, et au milieu duquel survivent pourtant, c'est admirable, brocantes disco au choix exceptionnel, galeries d'art contemporain recrutant jusqu'à Paris et Nantes et autre restaurants trendy dont le très drôle Les Cabotins et sa table "VIP" enfermée dans une vitrine sur rue entre la colonne de fondation et le marchand de chaussures voisin.

Le numéro que j'ai sur un papier s'avère moins sexy : vieux condo industriel, de brique rouge dégueulasse, presque aussi déprimante que la Wallonie. Quatre sonnettes sans nom, ni affichage. Je sonne un peu au hasard, c'est le locataire du milieu qui descend. Je cherche un cellulaire, c'est toi le (xxxx) ? Non, ce n'est pas lui, pis il n'a pas d'cell, mais qu'à celà ne tienne, il a du crack à la place. Je souris, refuse poliment, réitère que je ne veux qu'une machine pour le moment mais que je conserve son adresse en tête en cas de besoins futurs. Il me propose de monter malgré tout frapper au dernier étage. L'escalier est exigu, disproportionnément à pic. Mon voisin recavale vers sa propre piaule, tente de s'y enfermer mais la porte est sortie de ses gonds, il ne s'agit plus guère que d'une planche de bois qu'on rabat sur l'embrasure.  Je vois des gens, derrière. Je ne m'attarde pas. Au palier supérieur, un chien, ostensiblement de petite taille et enfermé depuis longtemps, aboie à en perdre l'haleine tout le temps de l'action. Je reste coi quelques instants et redescends sans frapper.

De retour en moins de trois minutes à l'arrêt de bus que je venais d'abandonner, stimulé par le froid, je m'essuie longuement la narine du revers de la manche ; par un moins quinze venteux, le nez coule facilement. Je ris intérieurement - les passagers en attente auront peut-être observé mon manège, auront imaginé que je venais de me poudrer vite fait dans un taudis miteux comme on en voit rue Campans au pied de la Place des Fêtes à Paris. Visiblement tout le monde s'en fout. Deux jeunes filles fument un joint sans se cacher, le temps que l'autobus approche.

J'ai finalement trouvé un Nokia pas trop hors d'usage dans un Dépôt Comptant de la Promenade Ontario. Un autre bel emblème du recyclage perpétuel, du petit vol et du besoin pressant de cash qui caractérisent la vie quotidienne dans cet attachant Hochelaga-Maisonneuve.

Le coeur de l'action, on vous a dit !

vendredi 21 janvier 2011

Le multimedia pour sauver le jazz ?

Bonne année !

Premier article de ce frisquet mois de janvier. Parmi mes résolutions pour 2011, ma foi fortement entremêlées, on pouvait compter : faire l’acquisition d’un nouvel ordinateur portable pour remplacer l’espèce de mule qui m’a lâché par traîtrise deux fois depuis Noël (paix à son âme, la pauvre bête m’aura rendu bien des services) ; remettre à flots ce blogue qui tend à sérieusement battre de l'aile ; et pour cela me remettre à fréquenter un tant soit peu la scène culturelle montréalaise après l’avoir boycottée sous prétexte de précarité et de chômage. N’oublions pas qu’il existe une offre gratuite presque aussi massive et davantage éclectique que la programmation du Festival de Jazz : j’ai donc fait la tournée des popotes (lire : Maisons de la culture), subtilisé le programme des activités de la BAN-Q, découpé, recoupé, étudié, me voilà fin prêt à en découdre de nouveau. Et puis, cela fait désormais plus de huit mois que je vis à deux pas de la formidable MC Frontenac et je n’y avais encore jamais posé les pieds ! [Le lecteur assidu du présent site objectera que j’ai assis mon popotin dans ses travées à l’occasion de la venue de Monsieur le Maire – appréciable épisode, qui n’avait certes d’artistique que le flou de son déroulé.] Point de culture encore, mais c’est chose faite désormais : j’ai ce soir été écouté le jazz enjoué et pour le moins cuivré des Boppers.

Eh bien force est de constater : je n’aime définitivement pas le jazz. J’y ai cru, un temps, plusieurs temps, contemplant avec envie le portrait fabuleux de Dexter Gordon qui trônait, lorsque j’étais ado, chez mes parents, affiche que je croyais unique avant de constater que, comme celle de Hepburn dans Breakfast at Tiffany’s ou le Will to Live de Ben Harper, tout foyer un peu cool la possède. Il y a, je l’admets sans mal, une histoire très riche, une musicalité exceptionnelle, dans le jazz – il a, après tout, traversé les âges, les générations, se renouvelant sans se trahir et s’épanouit plus que jamais dans un monde multipolarisé de soft power dans lequel chaque pays, chaque ville, chaque patelin exige son festival. Pourtant il ne me touche pas, ou plus. Les morceaux, à mon oreille inattentive et barbare, sont par trop similaires. Les mêmes thèmes reviennent en permanence, les attitudes aussi – sur scène et dans les gradins. On applaudit au moindre changement de rythme, alors que l’on bavassait et pétait pendant le solo. Les batteurs de talent se font de plus en plus rares. Et par-dessus tout, je n’aime vraiment plus le saxophone, sa tonalité chuintante, mielleuse. Trop soft. Pourquoi en a-t-on fait le roi du jazz ?

J’ai en revanche redécouvert avec un immense plaisir deux autres cuivres qui ont ce soir fait mon bonheur : la trompette et le trombone. La trompette que je pensais haïr et trouvais ridicule, probablement par jalousie et faiblesse depuis que, jeune pubère, je folâtrais avec une donzelle dont le régulier en excellait et l’enseignait au Conservatoire. Fausse route ; Cake d'abord m’en avait soufflé quelques notes à l’oreille, furieuses, passionnées, dansantes en diable (oh ces trois mesures à la fin de I Will Survive! quelle reprise que celle-ci !) ; Calexico ensuite me l’avait susurré, de ses harmonies solennelles et funèbres, déchirantes à en trancher des canyons entiers dans les déserts du Mexique. Benoit Piché, mon serviteur d’un soir, me l’a confirmé : la trompette est un formidable vecteur d’émotions. Le trombone également, à la voix rêche, chevrotante, un Nègre qui aurait trop fumé, abusé de la gnole. Tiraillements laryngiens, éclats de rire, bris de bouteilles. Un monde qui me parle, charmant.

La vraie bonne idée des Boppers, toutefois, c’est d’avoir donné carte blanche à un peintre (dont le nom m’a échappé et que Google ne m’attrape plus, de ses lassos pourtant si redoutables) et un acolyte numériseur qui leur ont créé un environnement visuel très apte à transcender une imagination il est vrai déjà fort sollicitée par la musique. Une iconographie admirablement figurative sortie tout droit des Années Folles, colorée, juste, excitant les sens. Des femmes en robe de soirée mondaine, à la chevelure si typique des années jazz telles qu’on les fantasme, à bas de nuque, ondulée et délicieusement châtain, des pin-up de Tex Avery sans la lubricité : mi-lionnes, mi-princesses, dangereusement séduisantes (ma mère aurait dû vivre dans les années 1930 – elle aurait été reine à cette époque). Des hommes, costumés, cravatés, cigare en main. Un noir - LE Noir : une vraie tête de nègre comme en suçotait gamins, démesurément enflée, la face six fois comme le corps de la jeune blanche qui, charmée et honteuse, lui caresse le nez d’une main si pudiquement érotique.


Des tableaux vivants au demeurant, là réside l’originalité du concept. Ce visage immense qui ouvre le spectacle : une demoiselle distraite, qui regarde de côté, le sourire déjà accroché au plafond, près des bouteilles de scotch ou de quelque vin pressé maison, lequel n’avait guère à se préoccuper de normes sanitaires et autres appellations contrôlées et devait être d’autant plus bon pour le cœur qu’il était oenologiquement pathétique. On se prend à rêver, à imaginer les soirées de la belle, on se demande qui on aurait été soi-même, fusse-t-on né cette génération-là. L’image à l’écran recule lentement, lentement, si lentement qu’on l’oublie totalement, d’autant que la musique, elle, est rythmée, joyeuse, impulsive. Soudain, on se rend compte qu’on a sous les yeux, derrière les musiciens, un bar tout en entier, un sacré bon party au sous-sol d’une taverne illégale. Ce visage qu’on lisait avec une netteté épatante n’était qu’un détail microscopique d’une fresque bien plus grande. Les regards, on le comprend, se perdent dans l’horizon, par-delà la rambarde d’un paquebot, dans le fond d’un verre vide, dans la fumée des cigares, dans l’espoir du lendemain.

C’était ma foi vivifiant et je souhaite que plus d’un groupe se prête au jeu dans le sillage des Boppers. Quant à leur tournée, je la leur laisse sans regret. Le trompettiste et le tromboniste, qui en l’occurrence est aussi le compositeur attitré de la formation, étaient nettement au-dessus. C’est amusant car c’est sur leur seule présence que j’avais fait le choix de ce concert : ils étaient en 1995 deux des principaux collaborateurs des Colocs, groupe autrement plus populaire au Québec dont le style, les styles justement, annonçaient une palette d’émotions incomparable. Voilà donc pour les au revoirs.