jeudi 5 janvier 2012

Dernier souffle !

Ah ben coudonc ! C’est quoi l’idée ? 
Étaient-ce les relents d’états grippaux que je traîne depuis les excès du Nouvel An ? Était-ce le verre de whisky que je me suis accordé en rentrant, pour réchauffer l’intérieur, et qui m’a délassé les nerfs plus que de raison ? Ou c’est-tu plutôt que cette thématique-là – celle de la mort, pas l’instant clinique du décès mais plutôt le long processus social, médical, familial qui y conduit – me fait décidément du mal ? C’est-tu tout simplement que Michel Rabagliati est un génie, point à la ligne ? Le fait est : j’ai pleuré à chaudes larmes hier soir, et pas qu’un peu, sur les presque deux cents planches de l’un derniers opus de sa série, Paul à Québec.

Cela a commencé vers la page 28, au milieu des souvenirs d’enfance, et, comme si une digue quelque part avait cédé – mises en abyme dans ma propre famille ou dans ma propre enfance, beauté des discours simples, de l’expression claire des sentiments de chacun, longue descente vers la hantise de dire adieu sans fioriture et sans peine à ceux qu’on a aimés – tout s’est mis à trembler dans mon petit crâne affaibli par l’alcool et le vent. Les problèmes de plomberie qui ont frappé mon immeuble en début de semaine n’étaient qu’un préambule aux fuites qui allaient frapper mes orbites. Oh oui j’ai bien chialé. Comme une vieille madeleine. 


Michel Rabagliati, donc, auteur de bande dessinée québécois sans commune mesure au pays, loin devant Guy Delisle dont les pourtants brillantissimes Shenzhen puis Pyongyang avaient fait mes nuits asiatiques - , célébré depuis 1999 et la publication aux Éditions La Pastèque du premier volume des aventures toutes simples de son héros ordinaire, le susnommé Paul. Un Paul que certains dans le milieu vont jusqu’à comparer à Tintin ; or, loin des expéditions océaniques ou polaires et en l’absence d’indices occultes ou francs-maçons, je rapprocherais plus volontiers Rabagliati d’un Lewis Trondheim époque Lapinot, autre magnifique série cartonnée et nez-en-moins outre-atlantique sur les petits bonheurs et malheurs de la vie quotidienne, ses amours, ses amis, ses décès, d’une sobriété bouleversante et d’une acuité superbe. 

Fi du mélodrame ! ce qui est touchant, dans le tracé graphique et philosophique des semaines d’un Paul à qui il n’arrive sommes toutes pas grand-chose, c’est qu’on y imbibe son mouchoir certes de tristesse, mais aussi très souvent de joie, tout simplement. C’est une vraie délivrance d’avoir appris à faire la distinction entre les deux : pleurer parce que c’est beau, parce que c’est heureux, parce que c’est drôle, cela relève presque de l’orgasme, au sens biologique du terme : un tel excédent de substances chimiques euphorisantes que l’organisme, incapable de plus rien gérer, se braque et expulse de l’orifice concerné un liquide chaud et collant (je ne veux certes plus rien entendre de mon concept d’orgasme musical). Une vraie éjaculation oculaire : qui vous abat comme un cheval, vous laisse mort et pesant et le sourire au coin des lèvres. C’est le récit de ces grandes réunions familiales pour la Noël et la Saint-Jean ; les grands-parents, patriarches de la joie, qui veillent sur leur tribu de « lapins » et « ti-lapins » en les gâtant de courses de sleigh, de tipis dans les bois et autres suçons au sirop d’érable (« Des enfants qui courent partout, de la famille plein la maison, qui mange, boit, rit et parle fort, il n’existe pas de plus grand bonheur pour Roland et Lisette » et le merveilleux du sourire tracé d’une main experte au visage des deux vieux) ; les promenades entre adultes, tôt le matin, les souvenirs de l’époque pas si éloignée où Saint-Nicolas était un hameau de trois chalets sur un ruisseau. Le monde change, la marmaille crie, vive la vie ! 


Pis comme le dis Roland, « Vieillir, c’est pas drôle pantoute, mon Paul, profitez de vot’ jeunesse, parce que ça passe vite en simonac, la vie ! ». De fait, de la page 81 et pour les cent-quatre suivantes, Paul à Québec devient le récit de la disparition foudroyante d’un vieil homme frappé au pancréas. On ne tombe pas dans le pathos, loin de là : car l’auteur a l’intelligence d’axer sa réflexion et ses regards sur ce qu’il reste des autres, sur leurs appréhensions, sur le bras-de-fer titanesque que se livrent leur désir d’apporter du bonheur au mourant et leur terreur de ne point savoir quoi faire. L’homme a, depuis l’époque des cavernes, cherché à dédramatiser la mort en la dramatisant – en la mettant en scène, une pièce tragique chaque fois renouvelée, afin que les enfants, les adultes, tous, sachent de quoi il retourne, ne craignent plus d’y passer. C’est pourtant tout le temps la même chose : on ne sait rien, on craint et on pleure. À plus forte raison lorsqu’il s’agit de nos propres géniteurs. Même après vingt visionnages, je m’effondre toujours lorsque le grand Forrest, si beau et si niais, si niais et si beau, accourt au chevet de sa mère : I’m dyyying Forrest. Come sit over here, puis la puissance, la foi incroyables qui émanent de cette vieille. 


Tout paraît tellement simple lorsqu’on trouve les mots.


Si j’ai souvent aimé Trondheim, je lui ai toutefois, à l’occasion, reproché un léger manque de profondeur. Dans Paul à Québec, et me semble-t-il dans le reste de l’œuvre de Rabagliati – Paul à la pêche m’avait beaucoupé touché l’été dernier – il y a aussi un peu du Larcenet du Combat Ordinaire, cette prise de recul de l’auteur sur ses propres personnages, ce discours narratif à la première personne dont on sait très bien qu’il n’est pas celui du protagoniste mais de l’homme caché derrière son crayon ; ces longues planches sans dialogue réel mais truffées de réflexions très vives, violentes et transparentes sur ce que c’est qu’être un homme, la difficulté à prendre des responsabilités auxquelles on n’a jamais été habitué, la façon dont on reste malgré tout, pour toujours un enfant, démuni, sans réponse, même lorsque parent à son tour on se doit de jouer à l’adulte pour répondre aux questions qui surgissent d’une petite de cinq ans. Émergent en outre quelques très beaux concepts auxquels on pense rarement : ce médecin qui avoue, dans les dernières heures, ne plus rien pouvoir dire car « Soit il se laisse aller et ça ira assez vite, soit il s’accroche et cela s’étirera plus longtemps. C’est quand même lui, jusqu’à un certain point, qui contrôle la situation. » Même atteint du cancer, cette nuisance ultime, on continue de commander. Moi qui depuis l’adolescence me faisait fort, au crépuscule de la vieillesse, de trouver quelque part les ressources, le courage pour un suicide en fanfare, histoire d’être celui qui mène la cadence jusqu’au bout !

Ceci encore : préparer minutieusement, de son vivant, chacun des détails pour le jour du départ. Le cercueil, la cérémonie, le lieu, jusqu’aux discours presque. Vanité, prétention de se construire une postérité qu’on sera trop bien crevé pour pouvoir apprécier ? Pas forcément : en allégeant ceux qui restent du fardeau de devoir choisir, à plus forte raison dans une situation où le poids de décisions acquises pour l’éternité peut s’avérer insurmontable – après tout on ne meurt qu’une seule fois, pourquoi un cercueil bleu plutôt qu’un cercueil jaune ? – c’est soulager ses proches et leur offrir de ne se concentrer que sur leur propre deuil, leur parcours intérieur, et c’est un magnifique présent à léguer aux suivants. Car dans le fond, celui qui meurt n’est jamais celui qui souffre le plus de sa mort. 

Je m’inquiétais récemment de n’avoir, à bientôt trente balais, jamais assisté à un seul enterrement. J’ai appris depuis qu’on peut aussi les avoir évités comme la peste jusqu’à la cinquantaine passée, jusqu’à celui de ses propres parents, qu’on y commet nécessairement quelques erreurs - de débutant - mais que cela n’empêche pas de faire son deuil de même, de dire adieu de même et peut-être encore mieux que si l’on était blasé, que si c’était le dixième. Je remercie aussi vivement les deux amis qui ont eu la douleur de perdre récemment quelqu’un de cher et plus encore la force et la dignité pour faire les choses en bien, avant, pendant, depuis. Bravo à eux pour avoir su partager un peu de cette peine, un peu de cette force ; j’espère puiser la même lorsque mon tour viendra, pour enterrer les miens, pour que les miens m’enterrent. 

Quant à toi, vieux salaud de Rabagliani : à quand le prochain tome?

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