Comme je l'expliquais en novembre dernier, je n'ai pas la télé à la maison ; un abonnement chez Bell ne fait même pas partie de mes résolutions pour 2012 (comment ça me désabonner de chez ces rapiats de Fido devrait en être une ?) En revanche, je possède un écran. De qualité assez moyenne, avec un bon cinquième supérieur vrillé de lignes blanches relativement exaspérantes, mais un écran quand même, qui ne me servait pas à grand chose jusqu'à ce qu'on me fasse présent, ô quelle merveilleuse donation, d'un lecteur DVD.
Le tout est désormais installé devant un sofa qui n'attendait que cela, et si l'absence de télécommande, et donc l'impossibilité d'exploiter les options de menu (choix des chapitres, sous-titrage) me condamne à visionner en boucle le seul premier épisode de La Petite Vie, elle permet en revanche de réduire drastiquement mes choix de films à ceux qui sont en français, ou en anglais. J'en ai donc profité pour faire la razzia des quelques bibliothèques du réseau et mettre à exécution ce plan trop longtemps retardé : une sérieuse mise à jour dans ma culture ciné québécoise.
DVDs ramassés au hasard et fort joyeuses surprises ! avec deux pépites pour mon premier coup de filet : Borderline de Lyne Charlebois (2008) et Gaz Bar Blues de Louis Bélanger (2003), tous les deux servis par d'épatants acteurs primés aux Jutra.
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Borderline m'a plu d'emblée. Évidemment parce que le générique expose une jeune fille nue qui se verse goulûment du vin sur des tétons ma foi bien alléchants et filmés en close-up, mais aussi parce que les premières images - Kiki apparaissant sur le bord du Canal de Lachine côté Verdun, les tours du downtown en arrière-plan - donnent d'emblée le ton : on sera dans un film montréalais. Et, mieux encore, dans un Montréal d'hiver, canal gelé, chemins de neige épaisse, ciels bleus d'une immensité à en perdre la raison. En voyant sur mon écran exactement ce que j'apercevais de la fenêtre de ma toute première chambre canadienne, je me suis senti dans un décor on ne peut plus familier. C'est un plaisir intense que de reconnaître dans un long-métrage, avec ce grain si propre à la fiction, des allées et promenades que l'on a parcourues avec des yeux de caméra documentaire ; un sentiment de complicité fort s'installe avec le réalisateur et donc, par transitivité, avec les personnages qu'il anime.
D'autant qu'avec Kiki, j'en ai des choses à partager : Borderline c'est avant tout l'histoire d'une jeune adulte qui approche dangereusement de la trentaine en se demandant bien ce qu'elle fout de sa vie, qui est supposée écrire - elle est en maîtrise de littérature - et qui ne parvient plus à créer. "J'arrive plus à écrire... je sais plus QUOI écrire", lance-t-elle à son professeur avant de lui projeter son corps sur les genoux à défaut de son âme sur des feuilles. Car Kiki est atteinte du trouble de la personnalité borderline (CQFD) qui caractérise un manque cruel de repères sociaux et un désir d'affection si intense qu'il se manifeste le plus souvent par des excès pathologiques. En l'occurrence, trop de drogue, trop d'alcool, trop de sexe - c'est assez montréalais, sommes toutes ; avec les petits bistrots designs et le beau gars bien charmant.
Tout ça, c'est surtout prétexte à de superbes scènes, avec un parti pris de réalisation amusant : puisque trois époques se croisent (Kiki à 7 ans, à 20 ans, aujourd'hui), croisons-les pour de vrai ! Les acteurs se... croisent donc, en permanence, quoique les uns tournant le dos et devenant figurants pour sortir d'une scène de rue dans laquelle les mêmes personnages maturés de dix ans entrent de face. C'est étonnant et ça donne lieu à des images exquises, comme ce moment où deux Kiki à une vie d'intervalle se trouvent à jeter des boules de neige dans l'eau depuis ce même pont près des Écluses.
On ne saluera jamais assez la prestation de Isabelle Blais, dont on tombe instantanément amoureux, celle de Jean-Hugues Anglade présenté dans le générique comme "invité exceptionnel" mais qui occupe pourtant le deuxième rôle principal, riens moins, et surtout l'extraordinaire Sylvie Drapeau en mère folle et murée dans sa folie, silencieuse l'essentiel de ses apparitions, fixant le vide de ses grands yeux bleus et glacés comme la neige. On en frémit à chacune des visites de Kiki à l'hôpital.
Je vous mets ici la bande-annonce officielle parce que c'est quasiment tout ce qu'on peut trouver sur la Toile, à l'exception du film en intégralité en allemand, preuve que les Teutons ont su reconnaître dans le Montréal de Kiki un peu de leur Berlin ? Mais à mon goût elle rend trop peu hommage au film dans son ensemble.
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Gaz Bar Blues, lui, se déploie sur un tout autre ton, tragique, une sensation de fin d'époque, de fin de monde. Les thèmes, pourtant, restent fidèles à tout ce que le cinéma québécois possède à partager : des histoires de famille, encore et toujours, sur un fond sonore excellent, rappelant, scène après scène, film après film, l'amour incroyable que vouent les Québécois au rock'n'roll, au bon, au vrai, de Dylan aux Pixies.
Le Gaz Bar, comme son nom l'indique, c'est la station essence Champlain, dans un quartier un peu crado du Montréal de 1989, alors que le mur de Berlin s'écroule. Le Blues, c'est Monsieur Brochu, "Boss", le gérant et père de trois enfants tous embarqués sur la même galère, leurs shifts du soir et leurs petites chicanes de famille. Ils ont des rêves bien entendu, l'un est musicien, l'autre photographe, les trois pourtant sont pompistes et pognés à la job parce que le vieux patriarche ne lâche pas l'affaire. Viennent trottiner autour, chaque matin dès avant l'ouverture et jusqu'à chaque soir, tous les désoeuvrés du quartier, des habitués de clopinettes, une MacDonald bleue, un paquet de gommes, le journal du mardi. Ça tourne pas très rond, financièrement parlant, mais ça fait vivre le quartier : d'anecdotes et de légendes plus que d'autre chose.
Une foule oisive et fondamentalement masculine (les seuls rôles féminins sont ceux de Nathalie, la soeur aînée qui a quitté la maison et revient peu, puis deux danseuses nues et deux catins pour un temps d'écran cumulé de une minute au plus) ; un monde d'hommes au-dessus duquel règne le très grave... Serge Thériault, oui oui, l'humoriste, lui qu'on a connu plus jovial et plus féminin puisqu'il incarne Moman dans l'indétrônable et burlesque Petite Vie.
Ici, pas de temps pour les niaiseries : on cause d'affaires, et d'affaires d'hommes, de comment on élève une famille dans le respect et dans la dignité. On tente de faire leur nique aux voleurs, avec les poings s'il le faut. On fait le dos rond devant les inspecteurs de la compagnie qui n'aiment pas trop tout le tintouin autour des pompes à essence. C'est plein de vie et de belle langue, le français urbain et ouvrier du Montréal post-révolution tranquille, celui que probablement on appelle le joual, son argot facétieux et ses anglicismes à outrance. Ça sacre à tout va sans jamais paraître vulgaire et ça finit, dans ces histoires bien machos, par générer une tendresse infinie pour tous les personnages.
Étonnamment, il est très difficile de dénicher sur la toile des extraits de ces deux films, pourtant relativement grand public lors de leurs sorties en salles. Je vous laisse donc la joie d'aller les découvrir, en intégralité, par vous-même. Pour le plaisir quand même, parce qu'elle illustre à merveille l'humour, le langage coloré et l'amour de la musique qui en constituent l'ossature, la fameuse scène du "Es-tu debout Gui ?" (monter le volume !).
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