Martine Desjardins, dans son édito de Nightlife du mois de décembre : “Nous vivons à une époque qui nous permet rarement d'appuyer sur pause ou rewind – question de relire, réfléchir ou réagir. Ces jours-ci, on se sent quasiment obligé de lire tout ce qui nous passe sous les yeux, de s'abonner à une quantité ahurissante de blogues, de stalker les comptes Twitter d'innombrables personnalités web obscures et / ou quétaines, toujours par souci de ne pas (gasp!) perdre le fil et se faire reprocher qu'on est so 5 hours ago. »
Au-delà de la tournure dérisoire et très drôle, le message m'interpelle et m'inquiète ; non pas tant pour « l'avenir du monde entré dans la génération du micro-blog et de l'information planétaire instantanée etc. » (au jugé, cent-vingt pour cent des magazines de société en auront pondu une Opinion dans leur édition spéciale Rétrospective 2010 des fêtes, entre l'édito sur Wikileaks et le photo-reportage souvenir sur le séisme en Haïti) que parce que des gens comme cela, j'en connais – pour de vrai. Là, tout d'un coup, disons depuis quelques années, c'est comme un accident de voiture ou un cancer de la langue : ça n'arrive jamais qu'aux autres jusqu'à ce que cet autre soit un proche, qui n'est donc plus vraiment autre. Et ça vous touche.
Ca me rappelle surtout combien, dans le fond, je suis éloigné – me suis éloigné ? – de la sphère journalistique en dépit de tentatives répétées depuis mon adolescence, quoique teintées de fausse envie et de vaines protestations, pour y poser mes bagages. Du jour où ce bon Jean-Claude Hazera m'a déclaré de but en blanc : « Ah mais Monsieur ! vous êtes un écrivain ; cela, oui ; un journaliste, certainement pas. », c'en était fait. Le plaisir du bon mot me possède, et un vrai classicisme aux relents réactionnaires entrave mon travail depuis toujours. Fureter, dénicher, arracher l'information la plus primeur qui soit ? M'assurer, au nom de la transparence qui n'est pas toujours celui du bon goût ni de la mesure – oh non, il va encore nous tanner avec Julien Assange – que la planète entière la possède dans les plus brefs délais ? Très peu pour moi. Que le monde crève dans son opacité, dans l'appauvrissement de sa langue et de sa réflexion. L'instantanéité de l'accès à ce qui n'est point essentiel a finit par autoriser, après de sombres décennies de combats aléatoires (pour la liberté des femmes, contre la torture du vietkong), le prix Goncourt à un Weyergans ou un Laurent Gaudé. Il est bien loin le temps des grandes lettres.
Toujours est-il que cet amusant éditorial – ah, l'humour, lui seul peut encore nous sauver, pourquoi le monde en fait-il autant défaut ? – me renvoie dans un sourire banane à l'environnement admirable en marge duquel je feignais d'évoluer lors de mes années pékinoises (les seuls véritables liants sociaux étant, de fait, le badminton et le karaoké) : la bulle remarquable des freelance journalists, independant writers, occasional and highly multitasked consultants qui gonfle et gonfle, me gonfle mais n'explose pas, dans chacune des grandes capitales médiatiques de ce début de millénaire – et dieu sait que Beijing en est une. Tous, en vérité, sont au mieux traducteurs lorsque leurs origines ethniques leur confient un certain avantage compétitif, plus généralement fixers à la pige et dans tous les cas professeurs d'anglais illégaux, survivant sur un visa business multi-entrées acheté à Hongkong pour plus d'argent qu'ils n'en ont besoin pour s'agripper dans les hutongs les six mois auxquels donne droit leur sésame. Des rats piratant le système ? ce furent mes meilleurs amis durant trois ans. Les vicissitudes administratives en moins (à l'exception bien entendu des pauvres pakistanais), je les imagine semblables à New York, à Toronto, à Rio désormais, apprenant tous le brésilien dans la panique, espérant être fin prêts pour un combo Mondial – JO que ni la Corée ni l'Espagne n'ont connu sur une période aussi courte, et tentant d'ores et déjà de dénicher quelque village bio-équitable inconnu dans la brousse du Mato Grosso ou autre artiste paraplégique vivant au pied d'une favela et peignant avec sa langue depuis que les paramilitaires lui ont accidentellement mitraillé les biceps au cours d'une fusillade. Ce qui est assez clair, pour moi, c'est que tout ce petit monde là va se retrouver sur la plage, à troquer des bijoux en sel contre un buvard d'acide. On ne changera jamais la jeunesse.
Et la jeunesse, pour l'instant, elle est dans les cafés tendance de Pékin et Shanghai [jusqu'en 2010 du moins – la Chine survivra-t-elle dans le cœur des Occidentaux à la clôture de l'Expo-de-tous-les-records, maintenant que The Economist, décidément de plus en plus sensible aux thèses et à la réthorique états-uniennes des années... 1950, titre sur The Dangers of a Raising China?].
Un des endroits où j'aimais bien poser mon postérieur lors des débuts d'après-midi ensoleillés du printemps, c'était le Bookworm. Parce que, d'abord, l'espresso y est bon – et l'un des moins chers de tout Sanlitun ; rien d'autre sur la carte ne mérite qu'on s'y arrête. Mais c'est aussi et avant tout une expérience sociale fascinante. Le Bookworm, comme son nom l'indique, est un sanctuaire dédié au livre dans tous ses états – romans de première ou seconde main, essais géopolitiques, guides de voyage, poésie, conférences-projection et un festival annuel qui s'en va titiller les limites de la tolérance gouvernementale avec des récits d'aventuriers modernes pour le moins borderline sur la vie quotidienne à Pyongyang ou dans les usines oubliées de l'Anhui. Mais le Bookworm, comme son nom l'indique toujours, c'est aussi un nid à vermine, un repaire où grouille en un amas informe l'ensemble de ce que la capitale tolère de matière vaguement organique, invertébrée et surgie de sous la terre humide et putride.
Pénétrez dans l'antre un jeudi vers quinze heures. C'est l'indifférence la plus générale qui vous accueille sur quelques accords d'un jazz consensuel probablement dianakrallien, que personne n'écoute au demeurant, puisque la pupille exercée comptera rapidement davantage d'iPod que de bloggeurs dans la salle – ce qui explique en outre la totale inattention qu'a générée votre entrée malgré le crissement effroyable d'une porte dysfonctionnelle depuis 2007 au moins, quand le salaire d'un portier chinois pour une telle tâche doit sensiblement égaler le prix de vente au comptoir de deux verres d'un Malbec argentin trop sucré. Sagement alignés sur une très longue table de verre, une douzaine de freelance writers, titre exact que détaille invariablement leur carte d'affaires, ce qui est presque aussi net et convaincant que le très efficace Specialist ou Expert que j'ai toujours rêvé d'apposer sur les miennes. Devant chacun d'entre eux : un MacPro dernier cri, blanc nécessairement, d'une blancheur qui aveugle – qui oserait sortir un laptop noir au Bookworm ? Cette fois, à n'en pas douter, tous les regards se braqueraient sur l'ignoble qui sut faire preuve d'un mauvais goût aussi odieux. Tous, l'écouteur sur les oreilles, font semblant de pianoter, le sourcil froncé, l'œil studieux. À y regarder de plus près pourtant, on découvrira probablement les world headlines du Guardian, la liste des offres d'emploi de Danwei, un CV perpétuellement ouvert pour y procéder en tout temps à des additions visuelles destinées à détourner l'attention du recruteur de la pauvreté de son contenu, ainsi qu'une demi-dizaine de fenêtres gChat ou Skype clignotant en une intermittence blasée.
- Yo, bro, how's it going?
- Busy, I'm working on a story for the Times (en fait le China Times, un magazine pékinois récent et d'assez mauvaise facture, tant par son design que par sa ligne éditoriale, qui achète à la pige des articles de 800 mots dans des conditions à même de ne pas rendre jaloux des ouvriers du Guangdong).
- Oh, good for you. Have you read Ai Weiwei's lattest Twit on the events in Malaysia?
- Yeah, cool right? actually I retweeted some further stuff earlier, you should check it.
- Man, you're so up-to-date, I'm amazed. Wanna grab a beer tonight?
- Sure. Let's go now actually, I'm pretty much done.
- Yo, bro, how's it going?
- Busy, I'm working on a story for the Times (en fait le China Times, un magazine pékinois récent et d'assez mauvaise facture, tant par son design que par sa ligne éditoriale, qui achète à la pige des articles de 800 mots dans des conditions à même de ne pas rendre jaloux des ouvriers du Guangdong).
- Oh, good for you. Have you read Ai Weiwei's lattest Twit on the events in Malaysia?
- Yeah, cool right? actually I retweeted some further stuff earlier, you should check it.
- Man, you're so up-to-date, I'm amazed. Wanna grab a beer tonight?
- Sure. Let's go now actually, I'm pretty much done.
Oisiveté, hypocrisie, lassitude. Ils sont venus ici vers 12h45, ont commandé dans un soupir mâtiné de vive douleur un steack à 78 RMB lorsque le serveur a refusé de leur servir un troisième verre d'eau, et se sont rivés à leur navigateur dont la page d'accueil s'ouvre sur China Smack en espérant capter de la table voisine quelque scoop dont ils tireront fierté auprès de leurs amis avant de se rendre compte que les forums de Tianya et Sina avaient déjà relayé l'info en chinois cinq heures auparavant.
Je joue un peu au hater, mais dans le fond je fus des leurs, plus souvent qu'à mon tour. On ne donne du martinet qu'à ceux qu'on aime réellement.
Tout cela pour un constat amusant, dans le fond : l'explosion des technologies et réseaux d'information et de communication, qui était censée multiplier les sources et donc les voix, a surtout donné naissance à une nouvelle génération de voyageurs tous identiques – succédant aux hippies purs et durs des années 70 puis aux back-packers vélocipèdes capitalo-sponsorisés des années 90 –, jeunes désœuvrés mais néanmoins informatisés dans leurs périples, trop peu qualifiés pour réellement se tailler une place, et surtout – l'ironie est superbe – se suivant et se singeant comme des abeilles, dans leur souci d'originalité, d'indépendance intellectuelle et stylistique. Génération face de bouc : évidemment qu'on les entendrait bêler, rivés à leur profil, relisant une énième fois les commentaires sur leur wall (en français ; babillard en québécois), souhaitant à des gens nés en janvier 83 un bon quarantenaire parce que leur birthday reminder les y a incités (15 août 69, pourtant, tout le monde le sait non ?), se portant volontaires, parce que c'est toujours cela de fait, pour suivre le fil d'actus du New York Times qui, septembre venu, leur enverra une offre d'abonnement sur leur boîte courriel personnelle, en attendant qu'un ami vienne les délivrer de leur ennui d'une proposition généralement gastronomique, alcoolisée ou les deux.
Après avoir quant à moi légèrement souffert de ma présence sur Facebook, effaçant régulièrement les images de macaque ou d'ivrogne sur lesquelles on me taggait et consacrant un temps non négligeable à supprimer les 148 propositions hebdomadaires de test « Quelle bouteille de pinard seriez-vous? » et « Vous grattez-vous les parties génitales avec l'ongle ou la phalange ? », après m'y être pris par trois fois pour supprimer mon compte, laissant une lettre de « suicide virtuel » dont j'attendais un retentissement social qui ne vint bien entendu jamais, j'ai constaté qu'il était finalement plus pénible de ne plus être membre du réseau. Car, à l'instar des modèles débutants, sans votre Book, vous n'êtes rien : tout ce qui se faisait autrefois par téléphone et depuis dix ans par voie électronique, désormais vous échappe, invitations aux soirées, partage de photographies, tirages au sort pour un vol à Cuba, et jusqu'à la plus infime trace d'identité. Pris d'un élan de nostalgie probablement apporté par l'hiver, j'écrivais il y a peu, de mon Hotmail si désuet déjà, quelques lignes amicales à une jeune fille que j'avais connue dès le berceau et retrouvée à mes vingt ans ; je restais sans nouvelle d'elle depuis quatre ans déjà, une éternité à l'ère du triple W, et reçu en punition un message d'erreur immédiat. Son compte avait été désactivé. Déçu mais point démoralisé, je me lance dans une recherche Google qui ne me trouve strictement rien d'autre que... son profil caprin ! (sa face de bouc, donc – les poils en moins entendons-nous). Coincé, tabernouche ! et je n'ai guère encore osé demander à mes traîtres amis de lui adresser un court message de ma part, de crainte qu'ils ne me moquent. Car tous, après tout, tentent depuis des mois de m'inciter au retour dans leur secte aux 500 millions d'adhérents (on en a pendu d'autres pour moins que ça). Vade retro Satanas ! je ne céderai point ! Tes limbes doucereuses, tes pâturages verdoyants, tes pockages, relationship status et autres « Groupe pour l'intronisation de Justin Bieber au panthéon de la musique folk croate » ne me séduiront pas une seconde fois. Je saurai en trouver une alternative de vie : tels les ermites ou les ascètes en leur temps, je souffrirai les quolibets, l'incompréhension, la solitude qui s'en suit. Mais je garderai ma fierté : ma liberté de choix.
Ne perdons pas de vue l'objet de ce blogue en général et de cet article en particulier : l'actualité culturelle dans Montréal. J'ai donc été écouter hier soir The Social Network et, damn it!, j'ai beaucoup aimé. Je vous le recommande chaudement.
(on notera avec attention la reprise piano + voix du pourtant intouchable Creep)
Décidément, entre le retour de David Fincher, l'homme qui a apporté Fight Club au monde, et une production de Aronofski qui génère enfin l'intérêt du public (ou est-ce seulement parce que la clientèle masculine frémit déjà de lorgner Natalie Portman en tutu court ?), cette fin d'année 2010, twitterisée ou non, fleure à pleines narines le revival des grands réalisateurs de la fin des années 90. Blogosphère – Reste du monde : un partout, curseur au centre.