vendredi 17 décembre 2010

Un pacte avec le Bouc

Martine Desjardins, dans son édito de Nightlife du mois de décembre : “Nous vivons à une époque qui nous permet rarement d'appuyer sur pause ou rewind – question de relire, réfléchir ou réagir. Ces jours-ci, on se sent quasiment obligé de lire tout ce qui nous passe sous les yeux, de s'abonner à une quantité ahurissante de blogues, de stalker les comptes Twitter d'innombrables personnalités web obscures et / ou quétaines, toujours par souci de ne pas (gasp!) perdre le fil et se faire reprocher qu'on est so 5 hours ago. »

Au-delà de la tournure dérisoire et très drôle, le message m'interpelle et m'inquiète ; non pas tant pour « l'avenir du monde entré dans la génération du micro-blog et de l'information planétaire instantanée etc. » (au jugé, cent-vingt pour cent des magazines de société en auront pondu une Opinion dans leur édition spéciale Rétrospective 2010 des fêtes, entre l'édito sur Wikileaks et le photo-reportage souvenir sur le séisme en Haïti) que parce que des gens comme cela, j'en connais – pour de vrai. Là, tout d'un coup, disons depuis quelques années, c'est comme un accident de voiture ou un cancer de la langue : ça n'arrive jamais qu'aux autres jusqu'à ce que cet autre soit un proche, qui n'est donc plus vraiment autre. Et ça vous touche.
Ca me rappelle surtout combien, dans le fond, je suis éloigné – me suis éloigné ? – de la sphère journalistique en dépit de tentatives répétées depuis mon adolescence, quoique teintées de fausse envie et de vaines protestations, pour y poser mes bagages. Du jour où ce bon Jean-Claude Hazera m'a déclaré de but en blanc : « Ah mais Monsieur ! vous êtes un écrivain ; cela, oui ; un journaliste, certainement pas. », c'en était fait. Le plaisir du bon mot me possède, et un vrai classicisme aux relents réactionnaires entrave mon travail depuis toujours. Fureter, dénicher, arracher l'information la plus primeur qui soit ? M'assurer, au nom de la transparence qui n'est pas toujours celui du bon goût ni de la mesure – oh non, il va encore nous tanner avec Julien Assange – que la planète entière la possède dans les plus brefs délais ? Très peu pour moi. Que le monde crève dans son opacité, dans l'appauvrissement de sa langue et de sa réflexion. L'instantanéité de l'accès à ce qui n'est point essentiel a finit par autoriser, après de sombres décennies de combats aléatoires (pour la liberté des femmes, contre la torture du vietkong), le prix Goncourt à un Weyergans ou un Laurent Gaudé. Il est bien loin le temps des grandes lettres.


Toujours est-il que cet amusant éditorial – ah, l'humour, lui seul peut encore nous sauver, pourquoi le monde en fait-il autant défaut ? – me renvoie dans un sourire banane à l'environnement admirable en marge duquel je feignais d'évoluer lors de mes années pékinoises (les seuls véritables liants sociaux étant, de fait, le badminton et le karaoké) : la bulle remarquable des freelance journalists, independant writers, occasional and highly multitasked consultants qui gonfle et gonfle, me gonfle mais n'explose pas, dans chacune des grandes capitales médiatiques de ce début de millénaire – et dieu sait que Beijing en est une. Tous, en vérité, sont au mieux traducteurs lorsque leurs origines ethniques leur confient un certain avantage compétitif, plus généralement fixers à la pige et dans tous les cas professeurs d'anglais illégaux, survivant sur un visa business multi-entrées acheté à Hongkong pour plus d'argent qu'ils n'en ont besoin pour s'agripper dans les hutongs les six mois auxquels donne droit leur sésame. Des rats piratant le système ? ce furent mes meilleurs amis durant trois ans. Les vicissitudes administratives en moins (à l'exception bien entendu des pauvres pakistanais), je les imagine semblables à New York, à Toronto, à Rio désormais, apprenant tous le brésilien dans la panique, espérant être fin prêts pour un combo Mondial – JO que ni la Corée ni l'Espagne n'ont connu sur une période aussi courte, et tentant d'ores et déjà de dénicher quelque village bio-équitable inconnu dans la brousse du Mato Grosso ou autre artiste paraplégique vivant au pied d'une favela et peignant avec sa langue depuis que les paramilitaires lui ont accidentellement mitraillé les biceps au cours d'une fusillade. Ce qui est assez clair, pour moi, c'est que tout ce petit monde là va se retrouver sur la plage, à troquer des bijoux en sel contre un buvard d'acide. On ne changera jamais la jeunesse.

Et la jeunesse, pour l'instant, elle est dans les cafés tendance de Pékin et Shanghai [jusqu'en 2010 du moins – la Chine survivra-t-elle dans le cœur des Occidentaux à la clôture de l'Expo-de-tous-les-records, maintenant que The Economist, décidément de plus en plus sensible aux thèses et à la réthorique états-uniennes des années... 1950, titre sur The Dangers of a Raising China?].


Un des endroits où j'aimais bien poser mon postérieur lors des débuts d'après-midi ensoleillés du printemps, c'était le Bookworm. Parce que, d'abord, l'espresso y est bon – et l'un des moins chers de tout Sanlitun ; rien d'autre sur la carte ne mérite qu'on s'y arrête. Mais c'est aussi et avant tout une expérience sociale fascinante. Le Bookworm, comme son nom l'indique, est un sanctuaire dédié au livre dans tous ses états – romans de première ou seconde main, essais géopolitiques, guides de voyage, poésie, conférences-projection et un festival annuel qui s'en va titiller les limites de la tolérance gouvernementale avec des récits d'aventuriers modernes pour le moins borderline sur la vie quotidienne à Pyongyang ou dans les usines oubliées de l'Anhui. Mais le Bookworm, comme son nom l'indique toujours, c'est aussi un nid à vermine, un repaire où grouille en un amas informe l'ensemble de ce que la capitale tolère de matière vaguement organique, invertébrée et surgie de sous la terre humide et putride.

Pénétrez dans l'antre un jeudi vers quinze heures. C'est l'indifférence la plus générale qui vous accueille sur quelques accords d'un jazz consensuel probablement dianakrallien, que personne n'écoute au demeurant, puisque la pupille exercée comptera rapidement davantage d'iPod que de bloggeurs dans la salle – ce qui explique en outre la totale inattention qu'a générée votre entrée malgré le crissement effroyable d'une porte dysfonctionnelle depuis 2007 au moins, quand le salaire d'un portier chinois pour une telle tâche doit sensiblement égaler le prix de vente au comptoir de deux verres d'un Malbec argentin trop sucré. Sagement alignés sur une très longue table de verre, une douzaine de freelance writers, titre exact que détaille invariablement leur carte d'affaires, ce qui est presque aussi net et convaincant que le très efficace Specialist ou Expert que j'ai toujours rêvé d'apposer sur les miennes. Devant chacun d'entre eux : un MacPro dernier cri, blanc nécessairement, d'une blancheur qui aveugle – qui oserait sortir un laptop noir au Bookworm ? Cette fois, à n'en pas douter, tous les regards se braqueraient sur l'ignoble qui sut faire preuve d'un mauvais goût aussi odieux. Tous, l'écouteur sur les oreilles, font semblant de pianoter, le sourcil froncé, l'œil studieux. À y regarder de plus près pourtant, on découvrira probablement les world headlines du Guardian, la liste des offres d'emploi de Danwei, un CV perpétuellement ouvert pour y procéder en tout temps à des additions visuelles destinées à détourner l'attention du recruteur de la pauvreté de son contenu, ainsi qu'une demi-dizaine de fenêtres gChat ou Skype clignotant en une intermittence blasée.
     - Yo, bro, how's it going?
     - Busy, I'm working on a story for the Times (en fait le China Times, un magazine pékinois récent et d'assez mauvaise facture, tant par son design que par sa ligne éditoriale, qui achète à la pige des articles de 800 mots dans des conditions à même de ne pas rendre jaloux des ouvriers du Guangdong). 
     - Oh, good for you. Have you read Ai Weiwei's lattest Twit on the events in Malaysia?
     - Yeah, cool right? actually I retweeted some further stuff earlier, you should check it.
     - Man, you're so up-to-date, I'm amazed. Wanna grab a beer tonight?
     - Sure. Let's go now actually, I'm pretty much done.

Oisiveté, hypocrisie, lassitude. Ils sont venus ici vers 12h45, ont commandé dans un soupir mâtiné de vive douleur un steack à 78 RMB lorsque le serveur a refusé de leur servir un troisième verre d'eau, et se sont rivés à leur navigateur dont la page d'accueil s'ouvre sur China Smack en espérant capter de la table voisine quelque scoop dont ils tireront fierté auprès de leurs amis avant de se rendre compte que les forums de Tianya et Sina avaient déjà relayé l'info en chinois cinq heures auparavant.

Je joue un peu au hater, mais dans le fond je fus des leurs, plus souvent qu'à mon tour. On ne donne du martinet qu'à ceux qu'on aime réellement.


Tout cela pour un constat amusant, dans le fond : l'explosion des technologies et réseaux d'information et de communication, qui était censée multiplier les sources et donc les voix, a surtout donné naissance à une nouvelle génération de voyageurs tous identiques – succédant aux hippies purs et durs des années 70 puis aux back-packers vélocipèdes capitalo-sponsorisés des années 90 –, jeunes désœuvrés mais néanmoins informatisés dans leurs périples, trop peu qualifiés pour réellement se tailler une place, et surtout – l'ironie est superbe – se suivant et se singeant comme des abeilles, dans leur souci d'originalité, d'indépendance intellectuelle et stylistique. Génération face de bouc : évidemment qu'on les entendrait bêler, rivés à leur profil, relisant une énième fois les commentaires sur leur wall (en français ; babillard en québécois), souhaitant à des gens nés en janvier 83 un bon quarantenaire parce que leur birthday reminder les y a incités (15 août 69, pourtant, tout le monde le sait non ?), se portant volontaires, parce que c'est toujours cela de fait, pour suivre le fil d'actus du New York Times qui, septembre venu, leur enverra une offre d'abonnement sur leur boîte courriel personnelle, en attendant qu'un ami vienne les délivrer de leur ennui d'une proposition généralement gastronomique, alcoolisée ou les deux.

Après avoir quant à moi légèrement souffert de ma présence sur Facebook, effaçant régulièrement les images de macaque ou d'ivrogne sur lesquelles on me taggait et consacrant un temps non négligeable à supprimer les 148 propositions hebdomadaires de test « Quelle bouteille de pinard seriez-vous? » et « Vous grattez-vous les parties génitales avec l'ongle ou la phalange ? », après m'y être pris par trois fois pour supprimer mon compte, laissant une lettre de « suicide virtuel » dont j'attendais un retentissement social qui ne vint bien entendu jamais, j'ai constaté qu'il était finalement plus pénible de ne plus être membre du réseau. Car, à l'instar des modèles débutants, sans votre Book, vous n'êtes rien : tout ce qui se faisait autrefois par téléphone et depuis dix ans par voie électronique, désormais vous échappe, invitations aux soirées, partage de photographies, tirages au sort pour un vol à Cuba, et jusqu'à la plus infime trace d'identité. Pris d'un élan de nostalgie probablement apporté par l'hiver, j'écrivais il y a peu, de mon Hotmail si désuet déjà, quelques lignes amicales à une jeune fille que j'avais connue dès le berceau et retrouvée à mes vingt ans ; je restais sans nouvelle d'elle depuis quatre ans déjà, une éternité à l'ère du triple W, et reçu en punition un message d'erreur immédiat. Son compte avait été désactivé. Déçu mais point démoralisé, je me lance dans une recherche Google qui ne me trouve strictement rien d'autre que... son profil caprin ! (sa face de bouc, donc – les poils en moins entendons-nous). Coincé, tabernouche ! et je n'ai guère encore osé demander à mes traîtres amis de lui adresser un court message de ma part, de crainte qu'ils ne me moquent. Car tous, après tout, tentent depuis des mois de m'inciter au retour dans leur secte aux 500 millions d'adhérents (on en a pendu d'autres pour moins que ça). Vade retro Satanas ! je ne céderai point ! Tes limbes doucereuses, tes pâturages verdoyants, tes pockages, relationship status et autres « Groupe pour l'intronisation de Justin Bieber au panthéon de la musique folk croate » ne me séduiront pas une seconde fois. Je saurai en trouver une alternative de vie : tels les ermites ou les ascètes en leur temps, je souffrirai les quolibets, l'incompréhension, la solitude qui s'en suit. Mais je garderai ma fierté : ma liberté de choix.

Ne perdons pas de vue l'objet de ce blogue en général et de cet article en particulier : l'actualité culturelle dans Montréal. J'ai donc été écouter hier soir The Social Network et, damn it!, j'ai beaucoup aimé. Je vous le recommande chaudement.

(on notera avec attention la reprise piano + voix du pourtant intouchable Creep)

Décidément, entre le retour de David Fincher, l'homme qui a apporté Fight Club au monde, et une production de Aronofski qui génère enfin l'intérêt du public (ou est-ce seulement parce que la clientèle masculine frémit déjà de lorgner Natalie Portman en tutu court ?), cette fin d'année 2010, twitterisée ou non, fleure à pleines narines le revival des grands réalisateurs de la fin des années 90. Blogosphère – Reste du monde : un partout, curseur au centre.

mardi 9 novembre 2010

Perdlérorpoq ou les cinq doigts de l'hiver

Depuis quelques jours je le sentais venir, irrépressible, mauvais. Cette après-midi, il s'est déclenché, s'est épanoui brutalement dans toute sa splendeur, me forçant à quitter le bureau plus tôt, à rentrer chancelant dans ma tanière pour y déglutir hagard de grandes gorgées de whisky. Il est probablement fils de la nuit qui s'est abattue en ce premier lundi d'horaire d'hiver à quatre heures trente à peine ; frère du brusque radoucissement d'hier, qui m'a contraint à sortir à regret mon yurongfu de la buanderie dans laquelle il se terrait depuis six mois.

Ce “il”, il n'avait pas vraiment de nom. Je le sentais monter en moi sans pouvoir le nommer. Chez les Inuits de Thulé, dans l'extrême nord-ouest du Groenland, j'apprenais cela ce matin-même de la superbe plume de Jean Malaurie, on appelle cela perdlérorpoq. Il se déclenche, le plus souvent, chez l'être sain et adulte, qui sait ressentir “tout le poids de la vie” - ô chaleureuse innocence de l'enfant, ô reposant abandon du vieux décrépit qui ne craint plus l'existence – vers la fin de l'automne, lorsque le soleil déjà ne surgit plus que quelques poignées d'heures par jour, avant de sombrer définitivement derrière la crête acérée des icebergs pour s'en aller rejoindre les Pygmées d'Australie pour les six mois de l'hiver (une analyse détaillée ici pour les anglophones et les patients).

Ce “il”, c'est donc perdlérorpoq ; c'est aussi en quelque sorte Amok en Malaisie, berserk chez les Vikings. Un esprit maléfik et kruel plein de rudes consonnes, de k désagréables sur la langue comme dans les veines, un peu comme le néerlandais, kronch kronch kronch. C'est un coup les jambes qui flanchent, un coup le cœur qui s'agite sous la poussée d'une angoisse incontrôlable. C'est un désarroi immense face à l'ineptie de la vie, la sensation que tout s'éteint, que l'on est dénué du moindre plan à moyen terme, que la survivance béate d'un corps malingre et épuisé est un trop grand effort, inutile et indigne. C'est l'envie de s'effondrer par paresse – ou par désir de l'ivresse de mort qu'un assoupissement général de la machine corporelle saura sans aucun doute provoquer, comme cette sorte de suicide d'abord moral puis bien physique dans les dernières pages du très court et brillantissime To build a fire de Jack London.

Abandon face à la dureté de ce que notre chère et tendre Terre nous réserve. La charge inarrêtable et terrible de l'hiver.

Ce soir donc, comme on dirait ici, j'ai capoté. La saison est longue, plus que toute autre dans le calendrier québécois. Les Algonquins ne s'y sont pas trompés, qui comptent six saisons dans leur vocabulaire dont quatre caractérisent diverses étapes de notre hiver européen, sémantiquement bien pauvre. Quant à l'inuktitut, il assimile tout simplement le concept d'année – oukiók – à celui d'hiver – ...oukiók.

Pourtant, le moins que l'on puisse dire, c'est que j'étais prévenu. C'est d'ailleurs tout l'objet de ce texte : tendez donc vos papilles gourmandes, vos yeux émerveillés, aux cinq étapes qui annoncent l'arrivée de l'hiver. Rien n'est plus charmant, je suppose, en voyage, que de prêter une oreille curieuse et volontaire aux dictons et coutumes ancestrales, surtout lorsqu'elles ont un impact aussi puissant sur le confort et la santé quotidiens. La sagesse populaire québécoise, au demeurant, se rapproche fortement du savoir millénaire que véhicule le calendrier agricole et lunaire asiatique, comme si en venant se métisser par l'ouest aux “natifs” eux-mêmes issus de vagues de migrations orientales, on avait bouclé la boucle de la grande expérience humaine, de la compréhension naturelle de la vie [dans un bref aparté sociologique, on notera d'ailleurs que la population québécoise est beaucoup plus ouverte à l'ensemble des principes sanitaires issus de la théorie taoïste des complémentarités, de l'acupuncture à la consommation massive de produits médicinaux dits “alternatifs” parce qu'ils sont naturels (sic)].

Premier indice, le plus chinois de tous : les nuits qui rafraîchissent. Oh... je me souviendrai pour longtemps de ce jour olympique où la douce et lunaire Fanny Fan me prédit une abrupte chute des températures sitôt passée la cérémonie d'ouverture de la grande fête foraine – confiseries, stupeur et illusion – que furent les JO de Pékin au mois d'août 2008. Vous avez bien lu : “mois huit” comme disent les Marocains (et les Chinois aussi for that matter). Quand notre bon vieux et hautement falsifié calendrier grégorien s'acharne lamentablement à nous faire croire à l'été, notre tendre planète, tous les indices sont formels, entre de plein pied dans l'automne. Dix août – c'en est fini de la chaleur impressionnante des plaines, de la satisfaction grégaire qu'on éprouve, tel un lion dans sa savane, à souffler le temps de trois expirations au moins le soir quand tout s'écroule, la soif, le soleil accablant, la sueur perlant aux tempes même immobilisé sous un arbre. À l'an prochain ! début août, c'est le début des grands froids, manches courtes au midi mais bonnet quasi phrygien (après tout, on baigne en pleine révolution) dans l'obscurité saisissante. Il en fut ici comme partout ailleurs : rangés les ventilateurs, sortis les couvertes. Le temps des terrasses est déjà révolu.

Deuxième étape dans notre suicidaire course vers le grand gel : l'épluchette du blé d'Inde (avec les conséquences désastreuses qu'elle peut avoir).


Je ne m'attarderai point ici, n'appréciant que peu le maïs et limitant ma consommation annuelle à trois épis bouillis et un sac de pop corn, et ce malgré une enfance certes tout à fait urbaine dans une Aquitaine qui figure parmi les principales régions productrices en Europe. Je trouve bien plus sympathique l'invasion dont fait l'objet chaque année le vieux centre de Pékin ; lorsque la ville soudainement croule sous des montagnes de poireaux et de choux, toutes feuilles battant au vent, s'écrasant comme des gifles sur la face rougeoyante des vendeurs de doufu et de saucisse de chien qui arpentent les ruelles sur leurs tricycles grinçants et vous éveillent aux premières lueurs du jour – d'intolérables neuf heures de gueule de bois au erguotou 二锅头 – sous le cri lancinant de quelque yang rou niu rouuuuu redoutablement musical et sonore.

On en vient donc au troisième point, le plus sucré de tous : la cueillette des pommes. Oh charmant Québec, terre de vergers abondants, regorgeant de Saint-Eustache à Chambly de pommiers verdoyants et parfumés. McIntosh, Spartan, Empire, Cortland. Les chemins de campagne embaument, la terre est humide, les guêpes vous accompagnent encore : pour cinq pièces et des poussières on s'en met plein les poches, plein l'estomac surtout, on grimpe aux arbres, on remonte les sentiers en se baffrant à qui mieux mieux, jusqu'à vomir un jus putride et fermenté d'acétone du grand air. Pour les trois semaines suivantes et à la condition d'avoir un four – un post à venir sur le bonheur de vivre dans la précarité matérielle ? - on ne jure plus que par crumble et tourtière, ragoût de porc aux pommes et compote de grand-mère. La deuxième quinzaine de septembre est de loin la plus gouteuse de l'année.

Octobre, par la suite, est le mois des couleurs [nouvel aparté euphorisant et quétaine : j'ai constaté en de grands éclats de rire que, à l'instar d'une marque déposée, l'appellation Les Couleurs s'était imposée comme tout aussi valide et autosuffisante que n'importe quelle autre fête du calendrier, catholique ou païen : “la semaine prochaine c'est les couleurs, on va-tu en campagne ?” ; “demain je monte sur la montagne, c'est encore les couleurs”; Festival Orgue et Couleurs). Et de fait, si dans mon asociabilité usuelle j'ai raté, faute d'amis motorisés – parle-t-on encore d'amitié lorsque le bénéfice matériel est à ce point significatif ? - l'occasion d'une sortie randonnée dans les Adirondak ou le nord du Vermont, je n'en ai pas moins escaladé trois fois le merveilleux et changeant Mont-Royal. Foisonnement magistral de feuilles, explosion de nuances, de senteurs, de rouges vifs, d'or brillant et chaud. On enfonce ses bottes dans le tapis humide en décomposition et l'on piste les ratons-laveurs, une pousse de céleri en main (ce qui, au demeurant, est une fort mauvaise idée tant le raccoon de base préfère, étonnamment, les Doritos aux légumes crus).

  

De longues promenades en vélo – mes dernières visites à la Petite-Italie et au-delà, contrées pour le moins centrales qui me paraissent désormais si haut sur la côte, si étrangement boréales – m'ont inspiré quelques vers que je reproduis ici plus par souci de les sauver que par réelle fierté poétique.

     L'automne est bien là ! Le temps des feuilles d'or,
     Des rouges chatoyants – Et la ville qui s'endort.
     Le froid jour après jour enveloppe la vie
     D'un peu plus de douceur et d'un peu moins d'envie.

     Au Marché Maisonneuve d'imposantes citrouilles
     Finissent en potage que les enfants mâchouillent
     Dans un geignement gai ; ils savent que Noël
     S'en revient au galop. Que la saison est belle !

     Là-haut, dans le Mile End, les pistes sont jonchées
     Du tapis duveteux des feuilles détrempées
     Par les pluies incessantes venues des Grands Lacs.
     Elles s'écrasent au sol en d'indécentes flaques.

Mollesse, humidité froide, pourriture. Sous l'éxubérance des couleurs, on touche bien ici à un début de déprime, au commencement de la fin : branches mortes sur les trottoirs, nuit précoce et saisissante, buée épaisse par-dessus les écharpes. La cinquième étape, le cinquième doigt de l'hiver ? « La première tempête de neige ». On l'attend tous bientôt, frissonnant sous nos couettes. Lorsque la main au complet se sera refermée, la prise, à n'en pas douter, sera terrible. La sagesse populaire québécoise, encore elle et sous la forme d'un micro trottoir auprès des vieux tarés du Quartier Latin, est formelle : l'hiver 2010-2011 sera un vrai hiver, comme on en n'a plus eu depuis des lustres. Alors, engoncé dans ma chauferette, un bol de vin chaud à main droite, je m'efforcerai d'envoyer quelques boules bien glacées en guise de pensées – ma patience légendaire enfoncée dans mon bonnet et mon perdlérorpoq perché sur les épaules, me veillant tel un ange hystérique et cruel.

lundi 18 octobre 2010

Pourquoi dans le fond je déteste la danse

Voici une bonne vingtaine de mois à présent – précisément depuis le 14 octobre 2008, jour où ma vie a basculé, date fatidique que l'on retient comme celle de son premier french kiss, du décès de sa grand-mêre, d'un moche accident de scooter – que je prétends aimer la danse contemporaine. À trois petits jours près c'est un anniversaire. Un sacré : voilà deux ans de cela je faisais connaissance, quasiment par hasard, avec le Nederlands Dance Theatre dans un Triple Bill somptueux, Jiri Kylian, William Forsythe, Lighfoot/Leon. Nous parlons là presque d'un Graal, quatre des plus grands chorégraphes devant l'éternel. Il y a peu encore j'argumentais, saoul comme un goret, que Kylian restait le seul être vivant à avoir su se hisser un peu plus haut encore que Dieu dans l'échelle de la perfection, de l'unicité absolue des choses. [Encore une soirée qui se termina mal au demeurant]

Je lisais récemment une comparaison tout à fait fortuite, laquelle me re-projeta en pleine face certaines des théories de mon adolescence, entre Michael Jordan – étoile de la balle ronde s'il en est, qui a commis la tragique erreur de revenir au jeu, hors de forme, obèse, vieilli, trois ans après avoir quitté le monde professionnel sur le panier le plus abouti de l'histoire du basket-ball pour s'encroûter chez les misérables Wizards, l'équipe la plus gangrénée par la poisse de toute la côte Est (tant il est vrai que les Clippers restent intouchables sur ce plan-là de l'autre côté du Mississippi), autodétruisant par là même sa propre légende – et Kurt Cobain, que l'on apprécie ou non, qui n'en fut pas moins une idole de la jeunesse de son temps et des temps à venir, en atteste le suicide de deux gamines des Pyrénées-Atlantiques (on est loin de Seattle) plus de quatre ans après sa mort alors qu'elles n'étaient probablement en âge biologique de comprendre ni ce que représente la mort qu'elles célébraient en se la donnant à leur tour, pour une seule et unique fois, ni la possible attraction sexuelle que leur blond héros a exercé sur de nombreuses groupies bien avant sa fin tragique de 1994 (et puisque l'on en est à ce stade, je ne peux que recommander chaleureusement à quiconque avait l'intention de visiter le Père-Lachaise de s'éloigner autant que faire se peut de la tombe de Jim Morrisson, sur laquelle chialent des inconscientes que l'on désire gifler avec passion). Énéoué. Mon point est le suivant : une fois vécu ou expérimenté le plus profond, le plus aérien, le plus intense, le plus léger, le plus pur de ce que la vie ou une quelconque discipline peut offrir, à quoi bon s'accrocher à la décrépitude ? Pourquoi ne pas tout foutre en l'air pour rester à jamais une étoile scintillante, un coup de génie sans reproche ? Je continue à me demander pourquoi après un tel bonheur (oh les larmes que j'ai pu verser sur les derniers mouvements de Signing Off) j'ai cru bon de retourner voir de la danse et de la danse et de la danse. Martha Graham, Merce Cunnigham, jusqu'au récent Sankai Juku qui fit se lever comme un seul homme tout le Théâtre Maisonneuve : rien ne fut assez bon, tous m'ont déçu au plus haut point.

Me voilà alors entré dans une phase d'introspection rare sur le pourquoi et le comment de la danse d'aujourd'hui.

Je n'ai moi-même jamais dansé. Est-ce l'éducation que j'ai reçue ? L'absence d'un père à la maison ? Je l'ignore, mais loin dans mon enfance, loin dans ma psyché, il y a cette terrible pudeur de mon propre corps qui va jusqu'à m'interdire de soutenir sans trembler le regard d'autrui, qui depuis toujours m'a poussé à me développer davantage comme force intellectuellement créatrice que comme entité corporelle existant dans un environnement donné, s'y affirmant et s'y faisant admirer au besoin. Je hais que l'on m'admire et j'ai peur de mon corps, de ses mouvements, de son aura. Je me souviendrai pour de nombreuses années de ce soir où une amie, que j'appréciais beaucoup, me tira sur la piste de danse malgré mes réticences pour un rock'n'roll des chaumières qui dura, justement, le temps d'un incendie dans une chaumière : quelques secondes à peine, pas même une mesure, suffisamment pour que ma cavalière d'un instant comprenne combien sur la piste je ne valais plus rien. Les quelques nuits d'amour, parmi les plus renversantes peut-être de ma vie, que nous partageâmes par la suite - sans doute plus en terme d'intensité du désir que d'acte à proprement parler - me montrèrent que, certes, la danse ne constitue pas l'intégralité d'un processus de séduction ; ce n'en fut pas moins une humiliation des plus sévères.

Il y a de cela quinze jours pourtant, je me surprenais, dans un rare moment de lucidité, à danser seul dans mon salon aux sons perçants de quelque symphonie [présentée avec la courtoisie de Radio Classique Montréal 99,5]. C'est donc qu'il existe quelque chose. Une émotion, une jouissance. Un désir aussi. Pas nécessairement partagé – comme tous les plaisirs artistiques que je me réserve, dans mon individualisme forcené. Plus rien n'est partageable passé un stade de qualité donné. Tirades mythomanes et fantasmagoriques de Cendrars, discours médusés et ô combien amoureux de Sallieri sur son ennemi d'une vie dans le sublime Amadeus, montées lentes et contemplativo-destructives du Godspeed You Black Emperor : qui donc prétendra s'immiscer dans la charnalité dévorante d'un être humain soumis à l'expérience de l'art ? Je ne danse avec personne, que cela soit acquis.

Néanmoins, je perçois déjà ici une première faille dans la carapace de mon bonheur de spectateur gâté. L'importance de la musique classique dans la danse, même la plus contemporaine. Plus les spectacles se succèdent, plus mon parti pris est implacable et réducteur : en dehors de la musique de chambre, éventuellement de quelque sonate de piano, point de salut ! Le gargouillamini immonde qui déchiqueta les tympans de 1500 victimes expiatoires lors de la dernière de Cunningham est brutalement venu m'enfoncer dans le crâne la constatation que toute expérimentation musicale, de l'électro-acoustique au free-jazz, décimait sans espoir de retour la plus charmante, la plus touchante des chorégraphies.

Parfois c'est aussi l'inverse qui se produit – mais pour le moins il suffit de fermer les yeux au têtard qui gesticule sur les planches et de se prêter corps et âme aux sonorités ambiantes. Ainsi l'étonnante interprétation du Makura No Sochi présentée en septembre dans le cadre de Quartiers Danse, dans lequel la japonaise Tomomi Morimoto s'avachissait en quelque ersatz de solo plus proche de la léthargie solanacée que de la transmission d'émotion, sur des improvisations musicales pour le coup absolument délectables, et aux consonances infiniment plus nippones quoique tirées de la flute et du tambourin de gratouilleurs tout ce qu'il y a de plus terroir local, mais décidément passionnés et curieux. Le pathétique Others du lendemain (ÉvoLucidanse), présenté dans une Maison de la Culture de la Petite-Patrie dont au moins douze passants m'ont refusé l'existence jusque sous le parvis même du théâtre, certes caché minuscule dans un Cégep géant, ne présentait quant à lui d'intérêt ni pour les oreilles (puisque essentiellement muet) ni pour les yeux (puisque essentiellement constitué d'une alternance de trottinements mous et d'embrassades viriles par un troupeau d'adolescentes pas même excitantes pour le mâle assoupi que j'étais). La danse dans le silence ? que nenni. Comme pour le cinéma, l'environnement auditif est primordial à l'expérience et malheureusement bien peu de genres s'y prêtent. Dans la catégorie électro-rock, on concédera tout de même à Radiohead quelque potentiel à faire pleurer aux premiers rangs des théâtres.


Mais il faut dire que le couple Matvienko, c'est quand même quelque chose.

Plus encore qu'une partition d'accompagnement inadéquate, ce qui exaspère plus que tout le vieux grognon qui se terre en moins [et duquel je me complais parfaitement, sera dit au passage : je prends déjà un malin plaisir à m'imaginer vieil irascible encanné et croulant, à pester sur enfants, chiens, trottinettes et autres nuisances de ce poil] c'est l'absence de thématique narrative ou – pire – l'enfermement monotâche dans l'expression de la seule douleur intérieure, par trop exploitée par l'essentiel des forces (non)créatives du milieu aujourd'hui. En quoi le malheur des autres doit-il me concerner ? Foutez-moi donc la paix si votre cœur est si putride que vous croyez voir et sentir le Diable au bout de vos phalanges : je me moque éperdument de vous observer vous triturer les mains, les agiter de haut en bas comme des chaussettes sales puis vous les enfoncer dans l'estomac à grands coups de sanglots. Vous n'aviez qu'à être serein. On ne vous a donc rien appris, dans vos familles. Crise de l'éducation et tutti quanti. Aime ton prochain, c'était pourtant la première des leçons.

Car ce qu'il y a de vraiment beau dans la danse : ce sont les portés. Pas tellement parce qu'ils évoquent l'amour (encore que le baiser magistral, tourbillonnant plus vite encore que le plus possédé des derviches, que Manuel Legris donne à Aurélie Dupont dans Le Parc de Preljocaj est une invitation superbe à rouler la plus baveuse des pelloches à toutes les jeunes filles du monde réunies et à s'en sentir pour autant léger comme une hirondelle). Ce que je lis dans les délicats portés entre hommes de Footlight – le revoilà – ou entre femmes de Marie Chouinard, c'est une ode savoureuse et attachante à l'amitié la plus pure, un geste simple, osé mais évident que tout un chacun devrait exécuter à chaque retrouvaille avec le camarade perdu, une envie immense de crier son amour fraternel, platonique et si vrai à un être qui fut cher et devant lequel on n'a pas su s'exprimer, un sentiment poignant de chaleur humaine par procuration dans un regard plein de tendresse, dans un transport intime qui nécessite une confiance immense dans l'autre.

Danser pour exorciser ses penchants suicidaires, non. Danser pour séduire – j'y crois de moins en moins. Mais danser pour le simple bonheur de serrer contre sa poitrine un frère aussi doux, discret et transcendant que le son chaud d'un violoncelle : oh oui. Jeudi noir d'octobre 2008 ; jamais je le crains ne parviendrai-je à me relever de ces larmes qui m'avaient tant surpris. On a, ce soir-là, vraiment touché à quelque chose. Il me me reste plus qu'à me balancer à mon tour d'un gratte-ciel – ou à déménager à Amsterdam.

mercredi 13 octobre 2010

La Cour des miracles de la proximité

Enfin installé depuis peu dans un chez moi qui, je l'espère, le restera plus longtemps que l'ensemble réuni de mes dix dernières habitations plus précaires les unes que les autres - des tentes à trou pyrénéennes à ma boîte en carton pékinoise à mon squat anarchique de Griffintown - et détenteur par ailleurs d'un précieux sésame en l'espèce du statut de résident permanent, j'ai décidé de m'intéresser au plus près à la vie publique qui fait mon environnement, et me suis porté ce soir volontaire pour une expérience des plus amusantes : le Conseil d'arrondissement de Ville-Marie. Autant dire qu'on parle de sport. 


Myopie aidant, il m'aura fallu descendre discrètement tout l'amphithéâtre de la Maison de la Culture de Frontenac, au public pas si épars que je ne m'y attendais - une centaine de participants peut-être - pour identifier la source de ce ronflement vocal pour le moins soporifique en la personne de Gérald Tremblay lui-même (voir sa superbe page Facebook). Le Monsieur le Maire du tout Montréal, l'homme qui cumule les cumuls, la tête pensante aux 42 mandats simultanés, le zombie qui se lève à quatre heures et parvient malgré tout à neuroner activement quoique pas toujours très pertinemment, daigne se déplacer jusque chez les "citoyens de second rang" - dixit l'un d'entre eux visiblement humilié - de l'est abandonné du Quartier des Spectacles pour y écouter leurs malheurs ? Ah, c'est une obligation morale tout autant qu'attachée au rang. Certes. Et cela se voit bien : le notable s'ennuie ferme.

Il faut dire que la phase des questions, qui ouvre les débats et se prolonge pour le moins jusqu'à mon départ, cent-vingt minutes plus profond dans la nuit, n'a rien de bien exaltante : on vient y exposer ses petits bobos plates. Horaires de livraison de la bière, déplacement d'un feu rouge ou d'un Stop mal indiqué, soumission d'un projet de piste cyclable complémentaire sur Fullum ; quelques demandes plus osées – relocaliser tout un parc pour améliorer la qualité de vie des huit familles résidentes d'un ancien entrepôt reconverti en lofts, lancer une grande opération policière contre les voyous qui vendent de la drogue sur le trottoir de la rue Logan – et d'autres pour le moins cocasses : composer un nouveau timbre de sonnerie pour les interventions mineures des pompiers, lesquelles pour l'heure sont trop similaires aux alertes incendies et déresponsabilisent par conséquent un groupe de retraités probablement déjà touchés par la maladie d'Alzheimer ; savoir si sur les troncs maigrichons du Jardin communautaire Saint-Laurent il faudra planter des tomates ou du thym. C'est très amusant à voir de l'extérieur : on croirait dur comme fer l'audience aux sollicitations déposées à la Cour dans la Chine Impériale – et post-communiste aussi, au demeurant : si ce n'est que les policiers en faction à l'entrée sont moins là pour s'assurer le silence des plaignants que par respect solennel du code préfectoral. Une vraie Cour des miracles, donc , mais hé ! comme le dit si bien la petite dame qui harangue le prélat, jurant que ce dernier lui a posé le 2 mai dernier la main sur la cuisse, admettant pour mieux convaincre que cela lui arrive désormais bien trop peu pour qu'elle n'en fut pas émue : “C'est ennuyeux mais ce sont nos problèmes de proximité”.

Pour avoir moi-même pris part, au cours de mes années d'Ambassade, avec un statut pourtant équivalent au néant dans l'organigramme tentaculaire de la fonction publique, à des conversations à huis clos impliquant autrement plus de fortes sommes, d'enjeux stratégiques et de soucis de prestige, je ne me fais aucune illusion sur la tension ou le taux de testostérone du sieur Tremblay ces soirs de Conseil : tous les deux proches de zéro, si ce n'est moins. La réponse est souvent toute faite : vérification ou étude sera commandée, d'ailleurs le Directeur de l'arrondissement et le Capitaine de police sont assis au premier rang et acquiescent à tours de bras. Ces palabres futiles pour de si illustres personnages valent néanmoins leur pesant de pinotes pour la petite gent du quartier ; à se voir exposer trop régulièrement les mêmes griefs, les hautes sphères s'agacent, perdent patience, enclenchent la pyramide du hurlement et des décisions finissent par tomber. Ainsi ce soir, il fut décidé de revenir sur la décision estivale et idiote de supprimer le double sens sur la rue Champlain. C'est ma grimpette quotidienne en vélo qui va de nouveau en pâtir, moi qui me délectais depuis septembre du doublement de mon espace vital.

Hormis les quelques chialeux et plaies habituelles, ces réunions s'avèrent somme toute aussi bon enfant qu'indispensables à la marche de la plus essentielle des démocraties : celle de proximité. Et l'on touche ici à quelque chose de rare : tout le monde ne peut pas prétendre être aussi proche de son peuple.

lundi 11 octobre 2010

Explosion belge

J'ai découvert, par la grâce d'une amie déjantée et trop tôt repartie, dont les remarques aussi inutiles que pertinentes me manquent plus qu'à leur tour, un petit bijou d'animation déjanté, inutile et pertinent, qui mérite une audience bien plus large que celle qu'il semble avoir séduite.

Il m'a, au demeurant, considérablement rassuré sur nos petits voisins d'outre-Ardennes, dont la récente expérience que j'ai pu en faire m'avait au plus haut point échaudé. On se fout des Belges ? eh bien, ils le méritent ! Bruxelles est la seule ville au monde dans laquelle la police vous réveille lorsque vous dormez allongé, certes sur la somptueuse Grand Place, non point pour vous embarquer ou vous taxer comme probablement à Paris, sinon pour vous faire assoir et rendormir, arguant de quelque réglementation municipale interdisant la position horizontale au bénéfice de toute autre. Ha ! les autoroutes amochées qui mènent de la sordide Charleroi à l'inquiétante capitale fédérale, grise dans sa pierre noire sous le ciel bas de février, sonnent quotidiennement pour la piétaille wallonne comme un ricanement sinistre du Destin les punissant pour ce qu'ils sont, les enfonçant comme on martèle un clou soumis dans leur infériorité fiscale et infrastructurelle aux Flamands, lorsque par un coup de baguette magique le fil ininterrompu des nids-de-poule béants comme des impacts d'obus qui jonchaient la voie publique depuis des lustres se change en un macadam d'une lisseur à faire frémir la plus ardue des blanchisseuses, à l'instant précis où un radieux Welkom in Vlaanderen s'élève en 4 par 3 d'un terre-plein joyeusement tulipé. Comment peut-on espérer d'un peuple qui sait si peu s'occuper de soi-même de s'affirmer avec responsabilité à des lieues de sa lande plate et venteuse, de ses baraques à frites et de sa bière ? j'apprenais hier soir à peine que l'expérience belge en Afrique fut l'une des plus désastreuses qui soit et que la République Démocratique du Congo, avec toutes les difficultés qu'elle éprouve depuis la décolonisation, a fini par se dire que, l'un dans l'autre, elle aurait bien préféré quelque joug britannique ou allemand.

C'est donc avec une grande surprise que je découvris le travail minutieux de Stéphane Aubier et Vincent Patar pour La Parti Production, qui se sont arraché le poil - de fou rire, probablement - en réalisant en stop-motion 74 minutes de délire improbable autour des attachants personnages de Cowboy, Indien et Cheval. Illustres inconnus ? Pas tant que ça ma mère, car la miraculeuse, l'immaculée, l'incontournable wikipedia m'enseigne que Panique au Village, puisque c'est de cette oeuvre que l'on parle, figurait en Sélection officielle au Festival de Cannes en 2009, rien moins !

Inutile d'évoquer un éventuel scénario - il s'agit vaguement de petites figurines de plastique sur socle à l'effigie de personnages du far-west, semblables aux joujoux qui fascinaient peut-être nos parents, immergées sans raison valable dans un environnement champêtre quoique agricolement intense (le voisin Steven carbure au café et mène ses vaches au pas de guerre), qui pour se débarrasser de 50 millions de briques inopinément commandées sur Internet vont devoir affronter tour à tour une peuplade de tritons bleu lagune dont la principale préoccupation consiste à faire sauter des gaufres partout ou ils s'installent, puis une équipe de scientifiques austraux mus par leur fascination pour un immense pingouin de leur fabrication capable de propulser des boules de neige à l'autre bout de la planète.

C'est absolument incontournable, cela va sans dire. Pour mettre l'eau à la bouche des petits veinards qui en seraient encore vierges, délectons-nous encore une fois du Grand Sommeil, court métrage adorable des mêmes auteurs et impliquant les mêmes personnages :


Il va de soi que j'ai adoré chacun de mes séjours en Belgique.

jeudi 16 septembre 2010

Québec : famille au coeur

C'est assez amusant à noter - la relativement pauvre observation que j'ai pu faire de la société québécoise à travers les grands succès de son industrie cinématographique m'a emmené à la conclusion que, plus qu'ailleurs, ce qui compte vraiment ici, c'est la famille. Est-ce parce que des hivers rigoureux de onze mois (l'été a duré exactement neuf jours début juillet) ont depuis toujours contraint les Québécois à s'encabaner chez eux, à y rester immobile et rieurs pour mieux se réchauffer, développant un amour invétéré pour la chanson et le conte lors de longs après-midis familiaux à pester contre la tempête de neige ? Est-ce parce que la société canadienne dans son ensemble est si pacifiée, joviale, non conflictuelle et peu curieuse du grand monde que les problématiques internes au foyer, la douceur et la difficulté des relations quotidiennes au sein de la structure la plus intime, sont devenus le centre d'intérêt majeur des spectateurs, la seule corde sensible que les scénaristes triturent ? Toujours est-il que, dans les grands quotidiens nationaux (au sens, bien entendu, de québécois), les pages internationales sont reléguées au dernier rang comme dans l'infâme République des Pyrénées, quand les grands débats de société enflamment jour après jour les passions sur l'insalubrité des maisons de retraite, l'attitude des différentes générations face au divorce, la réforme de la natalité assistée par l'État. Et sur l'écran - petit ou grand : des familles !

Prenons par exemple Lance et Compte, réputée comme l'une des séries fondatrices de toute la culture populaire depuis les années 1980 - sombre décennie de l'histoire récente de l'humanité, de la musique, du design intérieur et de la mode vestimentaire, de la police d'impression et du port de la moustache et de laquelle, au demeurant, elle n'a jamais voulu sortir :

L'idée m'avait interpellé : voici, de prime abord, une série télévisée qui parle de hockey. De bonne guère, de bonne augure, me frottais-je donc les mains : c'est toute mon approche que j'allais peaufiner de ce sport dont l'aura et l'impact sur la fierté d'un peuple relègue l'Olympique de Marseille au rang de glaçon fondu dans un océan de pastis. Le générique (une fois coupé le son) vous met l'eau à la bouche ? Eh bien, pantoute : la patinoire est un prétexte et l'intrigue aussi bien ficelée que la carcasse d'un orignal. Dans le monde imaginé par un trio de scénaristes visiblement fort peu au fait des exigences et spécificités d'une équipe professionnelle nord-américaine, les saisons s'enchaînent au gré des épisodes, les collectifs de cancres finissent par remporter la coupe lorsque le joueur majeur, dépressif jusque-là, se trouve sublimé par le discours d'un nouvel entraîneur muté en moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire du club des juniors de Rimouski dans lequel il se morfondait en essayant de rassurer sa femme. Car voilà : le National en toile de fond, il s'agit avant tout de la grande fresque des saisons dans une petite ville du Québec, narrant comme la rigueur de l'hiver peut finir par peser sur vingt ans de mariage (l'entraîneur Marc Gagnon), comment les luttes de pouvoir entre mâles se retrouvent tant au bureau qu'à la maison mettant aux prises les pères et les fils, ou comment la solitude traversée par un adolescent orphelin s'accommode mal des virées entre copains dans le rade du village. C'est probablement fort captivant mais le manque de profondeur des dialogues finit par s'auto-mutiler dans le tintamarre incessant du synthétiseur ; j'ai rapidement cédé (on notera d'ailleurs que le premier long métrage de la série sortira - enfin ! - sur les écrans à la fin novembre et que les scénaristes ont préféré d'emblée y tuer Marc Gagnon. Bon point. Laissez donc la rondelle aux nouvelles générations).

Il en va de même pour J'ai tué ma mère, le premier opus du nouveau petit génie du cinéma québécois, Xavier Dolan, révélé sous les projecteurs de la Croisette cannoise en 2009 et dont la coiffure mi-décalée, mi-hermaphrodite a été instantanément adoptée par à peu près les deux tiers des jeunes hommes du pays (charmant n'est-ce pas ?). L'oeuvre était présentée en ouverture de Divers/Cité, la grande fête gay de Montréal, et si Dolan se permet quelques scènes d'une crudité et d'une impudeur d'autant plus déstabilisantes qu'elles font office de coming-out pour un jeune homme de vingt ans, je crois que tout son film est avant tout un prétexte : à fourrer d'abord un peu partout son immense connaissance du septième art, de références directes à Resnais (me soutient-on) à ces reproductions volontairement inesthétiques - et donc absolument délectables - de longs plans ambulatoires à la Wong Kar-Wai, jambes un peu plus pileuses, vaisselle d'un peu moins bon goût ; à régler ensuite ses comptes avec la vie et l'échec évident de son émancipation au sein de la structure parentale. La mère répond à tous les noms d'oiseaux ; le père, lui, est carrément un goujat. C'est très très bon, d'une écriture vivante et vivifiante, plein de réminiscences de scènes vécues ou fantasmées, et l'on quitte malgré tout l'amphitéâtre avec le coeur rempli d'un immense amour - ou d'un désir d'amour - pour ses propres parents que l'on a eu le bonheur de ne pas traiter de la sorte.


Mais c'est dans l'innocence de la découverte à treize ans du monde barbare des adultes que j'ai fini par trouver le film québécois qui m'a le plus touché à ce jour. Dans l'innocence et - flagellez-moi - dans l'esthétique fort particulière des années 1980, certes ici volontairement plagiée et donc agréablement remise en valeur à coups de popsicles et de causeurs tigrés. Dans le très mignon et très juste 1981 de Ricardo Trogi - prononcez "tro-dji", c'est important - on trouve une famille qui vit au-dessus de ses moyens, la crise de l'endettement immobilier, le défi proposé par un changement d'école, la haine qui rapproche tant un frère ado d'une soeur cadette, les premiers émois de gars encore sur leur vélo pour la nudité d'un Playboy ou la douceur d'une Anne Tremblay. Et puis des rêves de petit garçon, un patrimoine familial lourd, de l'Italie à la Côte-Nord, des mises au point incendiaires, les premiers Walkman Sony, de la tendresse et une gang de K-Way rouges.


Bref, ici non plus, point de grands discours, point de rebondissements spectaculaires dans une intrigue quasi inexistante. Simplement le bonheur de parler de soi-même, de ses proches, des problèmes qu'on rencontre tant qu'ils sont encore là. Parce qu'après tout, comme le chantait Renaud, "la douleur c'est très rassurant ; ça n'arrive qu'aux vivants".

jeudi 26 août 2010

How cool is Ontario anyway?

Ô funeste paresse de l'âme, ô terrible impuissance ! Pourquoi le faux intellectuel qui sommeille en moi - comme en tout homme - continue-t-il de rêver à d'édifiants spectacles, à d'enthousiasmants ballets, à de riches opéras, quand il est si réconfortant de se laisser absorber par la simplicité bête et chaleureuse d'un entertainment grand public tout directement dédié à une audience aussi active qu'une anémone, aussi éduquée qu'une mouche ? Un bon navet pour adolescents, projeté volume à fond dans un immense complexe multisalles : quoi de plus parlant ? L'appel de la junk-culture a donc de nouveau frappé. En ce calme dernier mardi de l'été étudiant, j'ai été écouter Scott Pilgrim VS The World, un sanctuaire délirant à la gloire du geek qui bleepe en chacun de nous.


(copyright Bryan Lee O'Malley)
Et de fait, ce fut un très heureux moment, une sorte de pèlerinage schizophrène - pertinent lorsque le héros s'appelle Pilgrim - à la fois dans le très court passé et surtout dans le très riche avenir de ma relation au Canada anglophone. D'abord parce que le seul cinéma qui joue le film en VO au centre-ville est le Forum, haut lieu de l'histoire mondiale du hockey sur glace, théâtre des derniers exploits des Canadiens pré-Halak  - et cela remonte quand même à 1993 -, et que la beauté du geste a voulu que les deux premières personnes que je croise soient affublées d'un rouge chandail des Habs ("you gotta be kidding me!").

En second lieu parce que le film, tout simplement, est très bon. Tiré d'une bande dessinée à grand succès et à laquelle il a su rester admirablement fidèle, au point que les acteurs semblent avoir été recrutés uniquement sur leur ressemblance avec des personnages de cartoon, il traite de sujets aussi cruciaux dans le cours de la vie que les répétitions dans un garage d'un médiocre groupe de punk, les premiers rendez-vous galants avec une lycéenne chinoise à la famille conservatrice ou encore la fascination d'un jeune homme, aussi physiquement pubère qu'intellectuellement immature, pour les jeux vidéos et la baston façon kungfu.

Scott vit donc dans un semi sous-sol enneigé d'un quartier pavillonnaire de Toronto, partage une pièce unique et un lit unique avec un colocataire gay pour le moins altruiste, réalise avec sa high school date des combos sur la piste de danse virtuelle d'une salle d'arcade parfaitement addictive. Toute la bobine est truffée de références à l'univers vidéo-ludique, du thème de Universal ré-écrit avec les synthés de Super Mario à la barre d'urine qui clignote dans le coin supérieur droit, sans oublier la jouissance instantanée de ramasser des pièces d'or à la pelle sitôt qu'on a foudroyé un adversaire. Car des adversaires, il y en a : sept précisément, soit le nombre d'ex-petits amis de la superbe et lunatique Ramona Flowers, qui vient de s'installer en ville avec son passé trouble. La petite chinoise - interprétée au demeurant par la championne de taekwondo Ellen Wong, ce qui explique pas mal la fluidité des scènes de combat - n'a plus qu'à bien se tenir : car notre Pilgrim est tombé éperdument amoureux !

En vérité, ce film m'a profondément touché car il rend un très bel hommage à (parait-il Toronto dans laquelle je n'ai certes jamais posé les pieds, mais aussi à) la jeunesse skateuse et  désabusée du Canada anglophone, grandie à l'école du mall, de Starbucks et de Blink182. Des héros ni très beaux ni très futés mais terriblement attachants, pleins d'humour et d'entrain comme pour mieux se protéger du froid qui recouvre toute l'action (de Toronto, en vérité, on ne voit guère que la neige). On y retrouve l'extraordinaire flexibilité géographique, professionnelle mais aussi affective de ce peuple qui, dispersé en petits groupes le long d'un continent voué aux MacJobs, semble avoir mieux que quiconque appris la mobilité ("- She's no longer in town?  - No, she went to Montreal to find her boyfriend, but he had moved back to Vancouver with a girl, so she decided to give it a try and stayed there").

Mon premier mois montréalais fut à ce titre fascinant : immobilisé par l'hiver et la pauvreté, je traînais mes guêtres avec trois Ontariens dans un immense 8 1/2 de Griffintown, peuplé jour après jour de cousins, de voyageurs, d'ivrognes, de chiens, de punks et de musiciens amateurs, tous perpétuellement en mouvement, à la recherche d'un but sans doute, ne serait-ce qu'à très court terme. Chaos complet. Ce que l'on y perd en constructivité, on le regagne en spontanéité, en camaraderie, en don de soi. Les rencontres sont aussi sincères que passagères, les lendemains importent peu, ici c'est bien le soir qui chante. Ô douce bûcheronne des forêts du Saskatchewan, toi qui m'apportas un peu de chaleur par une glaciale nuit d'avril, toi que je savais il y a peu encore en Oregon et où que tu sois demain, si tu lis un jour ces lignes, toi qui ne parles point français, sache que ton histoire, tes yeux, ta naïveté, ta franchise m'ont fasciné et que je garde de toi comme de tes semblables un souvenir ému, légèrement teinté de mépris autant que d'admiration, pour votre façon de vivre, pour votre approche de la liberté incroyable tant elle est ingénue.



Ce que Scott Pilgrim m'a apporté, ou rapporté, c'est donc un heureux petit moment d'innocence, d'inconscience plutôt de sa propre condition, une incursion reposante dans le monde des posts-ados qui ne veulent pas grandir, dans le chaud cocon du geek accro à sa console, dans l'univers magique des étudiants perpétuels.

L'aventure aura voulu que le lendemain midi on m'invite à dîner sur la pelouse de McGill dont c'était la journée de rentrée. Le campus et tout le ghetto alentours fourmillaient de groupes de jeunes excités comme des puces, frais comme des carottes du jardin, légèrement rosées, la touffe de fanes battant dans le grand vent. And that, was totally cool.

mercredi 4 août 2010

Des jambes !

Dans une cité qui ne vit que par et pour le style, l'urbanité, la musique électronique, les jolies filles et les évènements outdoor, quoi de plus logique et bienvenu qu'un Festival Mode et Design Montréal ? Le FMDM a soufflé cette fin d'après-midi sa dixième bougie et c'est tout à fait excitant.

D'abord parce que c'est rare, entendons-nous, d'assister à un défilé de mode. Je me souviens de cette venteuse soirée de novembre ou j'avais dû user de toute mon imagination pour pénétrer (faux stagiaire d'une fausse éditrice) dans un défilé relativement anodin de la Beijing Fashion Week. Cela remonte à 2006. Je venais de voir mon amie (la fausse éditrice), aux jupes habituellement si fraîches, porter un pantalon pour la première fois dans ma vie.

Ainsi lorsque l'opportunité se présente d'assister à plusieurs défilés, gratuitement et en plein air, on ne résiste pas et l'on combat patiemment les averses estivales. À plus forte raison lorsque la scène est placée à hauteur des yeux d'un homme. Barney Stinson - que Dieu veille sur l'âme de sa défunte hétérosexualité - aurait dit quelque chose comme : "A fashion show is the one and only place where you're given a full license to stare at legs and breasts." Supputant par ailleurs que la plupart des hommes qui s'intéressent à la mode le font avant tout pour le joli minois des mannequins et bien peu pour ce qu'elles portent, on ajoutera qu'un défilé est même le seul endroit au monde ou l'on vous saura gré de ne pas juger une femme par son visage. Pourquoi donc s'en priver ?


J'ai donc été coller ma truffe humide au plus près des tréteaux gorgés d'eau après qu'une énième tempête ait balayé le centre-ville, et observé avec attention le ballet des appareils photos. Si la première collection - visiblement un condensé des plus belles pièces de l'édition 2009 - était on ne peut plus décevante, celle du Centre International de Mode de Montréal, en revanche, était de très bonne facture. J'ai ainsi découvert que, non content d'être une plaque tournante du commerce vestimentaire, notre douce agglomération était également un haut lieu de la création ; j'ai retenu, un peu au hasard, les noms de RABE, Samia Oucharef ou encore Coco&Tashi, que je vous laisse le soin de googler (gougueuler ?).

Le FMDM c'est intéressant et rafraîchissant parce que l'espace de quelques jours on voit des hordes de groupies pré-pubères approcher de très près leurs idoles, lesdites idoles habituellement de marbre se laisser aller à quelques sauts de cabri, coucous enthousiastes et baisers dans la foule, les pros de la mode mitrailler comme à l'accoutumée avec un décor de fond pour une fois aérien, et le traditionnel DJ house qui s'ébat avec bonheur au pied des tours de verre du district financier.

(on apercevra derrière au passage la somptueuse tour de la BNP Paribas, qui est l'un des joyaux architecturaux de la ville, du moins le très légitime hérault de la période de construction la plus récente ; j'espère consacrer d'ici peu un article à ces quelques magnifiques tours de Donwtown qui passent par trop inaperçues)

Ce qui est réellement amusant toutefois - ou qui relève du coup de génie de la part des organisateurs - c'est d'avoir entrouvert le backstage au public, le long d'un espace "réservé" ouvert aux quatre vents. On peut ainsi, sitôt le défilé terminé, galoper (qui était ce chanteur qui "galopait, galopait" après les longues jambes des vedettes ? ou alors confonds-je avec une préface de Cavanna à un ouvrage de Doisneau ?) accourir et voir les filles se déshabiller - du poids de leur travail pour le moins. Celle-ci se ressert immédiatement du champagne, celle-là pianote déjà sur son cellulaire, peut-être un rendez-vous repoussé à cause du retard engendré par la pluie. D'autres changent simplement de chaussures, échangent une carte de visite, vont se faire recoiffer. Car de cabine il n'y a point : maquillage et mise en pli se font au vu et au su du badaud, lequel peut même se payer le luxe de fixer droit dans le miroir le regard des tigresses qui le faisaient saliver une minute auparavant.


Voilà donc un évènement pour le moins original, rassembleur et qui a le mérite de totalement démocratiser un milieu qui fait rêver autant par son côté glamour que par les défenses qu'il érige entre le grand public et ses cercles privés. Que l'on se remémore cette sublime diatribe de Meryl Streep dans l'excellent Devil wears Prada. Deux mondes, vous dis-je !

Le FMDM court jusqu'à samedi soir inclus, au coin de Sainte-Catherine et McGill.

lundi 2 août 2010

Parlions-nous de surenchère ?

Un bon mot de Jean Dion sur son blogue.

dimanche 1 août 2010

De l'obscurité jaillira la lumière

Montréal est superbe ! ou pathétique, je l'ignore.

La cité s'affirmait déjà, entre Pervers/Cité et le Kink Festival, comme l'un des haut-lieux, ou plus justement dit des points chauds du circuit fétichiste et sado-masochiste de la planète - après de longs mois à m'interroger sur ce qui définissait le kink, l'étymologie a fini par m'apprendre, un kink désignant un nœud dans un tuyau d'arrosage, que l'appellation par extension regroupait aujourd'hui l'ensemble des "pratiques sexuelles non-normatives" ; je ne veux en aucun cas savoir pourquoi la page Wikipédia correspondant n'est disponible qu'en polonais et en suédois. Défilés de lingerie latex, parade des travestis, soirées "costumées" avec piscine de lubrifiant, projections de films de bondage, ateliers de techniques de guérilla urbaine (?) et parties de Catch the fag (ahahah) sont ainsi au programme des prochaines semaines pour les thuriféraires de l'extrême intimité.

S'est ensuite installé un étonnant GeekFest dont l'ambition déclarée était de rapprocher les fans de Star Trek et les passionnés de programmation Apple dans un relatif anonymat que je ne suis pas malheureux d'avoir évité cette année (l'histoire retiendra qu'au même moment, en ces frais 7 et 8 mars 2010, j'étais moi-même en train de jouer au Scrabble dans un appartement parisien, au plus grand dédain des merveilles architecturales et culturelles qui m'attendaient alentour ; c'est peut-être dans le fond le mois de mars qui est geek par nature). Pour ma défense et pour assurer la transition avec le paragraphe ci-dessus, on notera la superbe main que je possédai.

Ces évènements sont pourtant condamnés, par nature, à rester marginaux - certes moins que le très louable mais totalement anarchique Festival d'expression de la rue  imagé ci-contre, qui convie l'espace d'une fin de semaine les jeunes itinérants du Québec à s'exprimer sous le regard suspicieux de la police et à développer les gestes qui peuvent sauver en toute circonstance, comme cette compétition de pose de préservatifs sur godemiché après s'être fait secouer et pirouetter en tous sens pour mieux simuler un état d'ivresse avancée.

Pourtant, de toute cet excès de folie, de perversion, de monomanie, de schizophrénie et de syndrome de Renfield (moche hein ?), a émergé et s'est consolidé au fil des ans une manifestation cinématographique rare, le Festival Fantasia. Rare car si l'on peut concevoir de tirer un certain amusement de la projection occasionnelle de films de genre, il est plus difficile de conceptualiser l'exercice à grande échelle - 376 films en 21 jours, plus de 100.000 spectateurs, des lignes à couper le souffle autour du Theatre Hall de Concordia, où une populace d'étudiants en rut, majoritairement quoique non exclusivement masculine, boutonneuse et lunettée, se massait le long de deux blocs pour aller voir à la séance du mercredi soir un obscur navet philippin sur le road-trip en scooter de deux braqueurs d'épicerie, ou encore la projection remastérisée d'un chef d'œuvre du gore anglais des années 1970. Films d'horreur, de robots, de science-fiction, de kung-fu, érotiques, humoristiques, westerns ou mangas, coréens et serbes (les deux coups de projecteur du cru 2010) : tout ce qui ne rentre nulle part ailleurs que dans la catégorie Z - ou le classique instantané. Le festival ne s'est-il pas terminé en triomphe par la première nord-américaine de la version longue du Metropolis de Fritz Lang, miraculeusement retrouvée quelque part en Argentine voici deux ans, et présentée pour l'occasion avec une composition originale de Gabriel Thibodeaut et ses musiciens ?

Je n'ai, pour ce qui me concerne, pas assisté à 63 projections comme certain bloggeur local, mais me suis contenté d'un assez attendu ovni de Belgrade et du plus gros budget de l'histoire des films de kung-fu. Commençons par le très très dérangeant A Serbian Film, du probablement très très dérangé Srdjan Spasojevic.

 
Qui eut pu croire que 750 personnes se masseraient pour aller écouter un film de deux heures sur la déchéance de l'industrie du snuff à Belgrade ?  Milos, ancienne star du porno bas de gamme, revient dans la course sur les encouragements mystérieux d'un réalisateur richissime qui prétend pouvoir introduire (hmm) le vrai, le fusionnel, dans le X. Intrigué autant par le personnage que par le chèque faramineux, Milos signe. Processus : beaucoup de whisky, des perfusions de viagra, d'abrutissantes projections forcées à la Orange Mécanique. Résultat : peu à peu le héros sombre dans la folie sanguinaire, frappe, poignarde, décapite tout en sodomisant, viole un nouveau-né - horreur ultime qui trouvera sa justification dans l'intervention du réalisateur rappelant qu'en Serbie, "on vous baise dès la naissance". Les dernières scènes parviennent pourtant au-delà encore dans l'immondice, mettant un doigt gros comme l'avant-bras sur ce qui fait méchamment mal à la jeunesse serbe d'aujourd'hui : si les dix générations précédentes ont vécu dans la guerre, de quel sang, de quelle ruine pouvons-nous nous réjouir à présent ? On retrouve ce même mélange de noirceur et d'humour désespéré que dans Underground. Lorsque le producteur véreux finit par se faire massacrer à son tour par le berserck sexuel qu'il exploite, la salle explose et jubile : enfin ! C'est aussi libérateur que l'étouffant Blind Moutain, aussi bon que le pire de Tarantino, c'est peuplé de belles filles et pourtant lorsque j'en parle à mes voisins, ils me regardent avec de gros yeux effrayés.

La séance suivante fit tout autant salle comble, c'est davantage compréhensible puisqu'il s'agissait de Bodyguards & Assassins, succès monstrueux sur les écrans chinois fin 2009, un nouveau casting céleste offrant quelques scènes de combat d'anthologie et surtout de somptueuses reconstitutions du front de mer hongkongais un siècle avant les gratte-ciels, des flottilles de jonques pourpres voguant, toutes voiles dehors, à l'assaut de l'immense Victoria Peak au pied duquel grouillent les coolies et les marchands de nouilles.

L'ensemble de ces deux semaines semble avoir été un succès majeur, au point que la Gazette a appelé le gouvernement a subventionner massivement la prochaine édition pour en faire le seul et unique festival de cinéma d'ampleur internationale à Montréal. D'accord pour privilégier les niches, mais pas pour jeter tout le reste comme des chiens ! Le FIFA reste incontournable à Montréal, et puis d'abord pourquoi diable aller installer un festival de cinéma en plein mois de juillet quand tout l'hiver il fait si froid et que l'on rêverait d'aller se réchauffer au fond d'une salle obscure ?

Mais comme de l'obscurité doit jaillir la lumière, je conclurai ce long post par une vidéo qui finalement résume assez bien Montréal et fait le pont entre l'ambiance fétichiste et le Metropolis précédemment évoqué (vous comprendrez à la 34e seconde). Avis aux amateurs : édition 2010 du 1er au 6 septembre. Accrochez vos ceintures... de latex !