J’avais un a priori horriblement négatif sur le collectif de théâtre Le Projet Porte Parole. Ayant collaboré avec eux à l'automne dernier, j’en étais resté sur un amateurisme profond, fait de deadlines non respectées, de documents informatiques au mauvais format, de retours en arrière et d’hésitations, pour déboucher au final sur l’annulation pure et simple des deux représentations prévues de leur nouvelle création – ou plutôt work in progress : Seeds, sur les méfaits des quelques géants de l’agroindustrie américaine. La direction avait fini par estimer que la pièce n’était pas prête. J’ai maudit leur organisation de travail, mais je les jugeais sans rien savoir sur deux qualités qui sont inhérentes à la vocation d’artiste et que, ce soir, j’ai bien dû leur reconnaitre : la richesse de leur démarche scénique et la franchise, l’engagement, la passion avec laquelle ces créateurs se jettent dans leur projet. Ce que j’ai vu, ce 3 novembre à Frontenac, c’est peut-être bien la meilleure pièce de théâtre de ma vie.
Premier point : l'oeuvre est admirablement bilingue. Voici un tour de force qui m’avait enthousiasmé à mon arrivée à Montréal, dans les conférences des Grands Ballets et autres productions d’ampleur internationale : la facilité avec laquelle les intervenants passent du français à l’anglais, de l’anglais au français, sans la moindre traduction, en toute continuité, parfois même en plein cœur d’une phrase, et cela sans que personne dans le public ne s’en offusque. Sans guère vouloir m’engager dans le débat qui secoue le Québec bien plus sûrement que son unique faille sismique, Sexy Béton (la pièce de ce soir) m’a de nouveau fait miroiter la joie et la richesse nichées, timides, au sein d’une société qui s’assumerait parfaitement bilingue. Deux valent toujours mieux qu’une, n’est-ce pas ? Et rien à voir avec le prétendu affaiblissement de la langue dite minoritaire : à lire sur kijiji le français tel qu’il est écrit à Laval ou à Repentigny, nous n’avons point besoin de l’anglais pour nous tirer des balles dans chaque orteil. Non, pensez plutôt à une société formée d’individus qui auraient intégré, et solliciteraient avec un égal bonheur, deux langues dans leur totalité, donc deux systèmes de pensée, deux façons d’aborder jusqu’aux couleurs, aux sonorités, aux émotions. N’en serait-elle pas deux fois plus forte, deux fois plus profonde ? Ce rêve pieu, au demeurant, est d’autant plus exigeant vis-à-vis des Anglophones : que tous se jettent dans l’apprentissage du français avec la même avidité que mon premier colocataire ! Ils auraient bien tout à gagner : plutôt que de passer pour un avatar plate et trop gentil des Américains, ils deviendraient aux yeux du monde, et surtout de leurs voisins arrogants et grossiers, « the people who can speak French », éduqués et charmeurs.
Je m’égare un peu, mais il faut dire que Sexy Beton était, quoique avec ses problèmes québéco-québécois, assurément politisé. Toute la démarche de la compagnie l’est : car nous sommes dans le domaine encore inexploité du théâtre documentaire. Le concept : traiter un sujet de société, idéalement une enquête non aboutie sur un scandale dont la victime est le peuple et le coupable la machine étatique ; tenter de démêler les fils en menant un véritable travail de détective ; retranscrire tout ceci sur la scène pour interpeller un spectateur que l’on attend citoyen. Dans ce cas précis, c’est donc de béton qu’il s’agit, en l’occurrence du viaduc de la Concorde qui s’est écrasé en septembre 2006 sur l’autoroute 19, coûtant la vie à cinq personnes, en laissant six handicapées et modestement indemnisées par la SAAQ au prétexte que cet effondrement fut classé « accident de voiture ».
La démarche, d’emblée, est originale : les deux acteurs principaux se présentent sous leur réelle identité, prénoms et profession – acteurs, bien entendu. À les croire, et à moins que tout ne soit qu’un vaste jeu de piste, ils sont eux deux, seuls et en qualité de citoyens, à l’origine de la démarche, entretenant l’espoir de remonter à l’origine de la catastrophe pour enfin obtenir la justice dans une cause qui n’est même pas la leur. Ils ont passé plusieurs mois à retrouver témoins, victimes, ingénieurs, ouvriers, leaders syndicaux, et jusqu’à deux figures phares de la vie publique montréalaise : l’ancien premier ministre Pierre Marc Johnson, président de la commission d’enquête du même nom qui conclut à une répartition si inextricable des responsabilités que personne ne fut condamné ; et l’avocat Julius Grey, spécialiste en libertés individuelles, autrement dit en causes perdues. Tous sont campés sur scène par des acteurs éblouissants, polyglottes, poly-émotionnels, capables de passer du dur au mal, du sérieux au bouffon, toujours dans le plus grand respect de la vérité du terrain.
C’est donc un véritable travail de détective qui est mené, les entretiens sont fidèlement retranscrits (parfois même complétés de réels enregistrements) et l’on remonte avec les deux protagonistes le fil ténu d’un mystère qui ne devrait pas en être un : mais à qui donc la crisse de faute si ce maudit viaduc n’a pas tenu ? En premier front bien entendu la mafia, les cercles d’affaires italiens, la collusion terrible entre public, privé et criminel dans le domaine de la construction au Québec. Inutile d’insister, la presse en fait écho jour après jour. Après une haletante poursuite de près de trois heures – c’est déjà long au cinéma, alors en arts vivants, ouf ! – le spectateur passif reste évidemment sur sa faim : personne à vilipender. Mais si des noms étaient tombés, si une responsabilité avait été déterminée, on l’aurait su bien avant de venir au théâtre. C’est même au contraire une horrible réalité qui s’impose peu à peu : certains coupables étaient à mots couverts clairement indentifiables, mais ce sont les victimes qui ont renoncé ; peur de s’exposer, peur de s’engager, d’y perdre du temps, de l’argent, des cheveux et des nerfs, bref la vie, qui ne vaut pas grand-chose pour le gouvernement québécois – « Vingt-huit ans ? peut-être 150.000 dollars », glissera distrait Julius Grey – mais qui reste trop précieuse pour ces gens qui se sentent dépassés et ont peur de tout perdre.
A la fin des courses, deux coupables : les accidentés donc, accusés d’avoir jeté l’éponge et qu’on excuse aisément ; la machinerie faussement démocratique et assurément bureaucratique de nos gouvernements occidentaux, l’hydre aux neuf têtes qui se soutiennent et se protègent. Coupez-en voir une, trois autres vous assailleront. Votez pour l’opposition, le cabinet suivant sera pire encore. Le message pourrait avoir un vrai goût de béton si la pièce, intelligemment, ne se terminait sur une ode au théâtre, invoquant Shakespeare et Molière, et à la fonction d’artiste en général : certes nous, petit peuple, ne pouvons faire grand-chose, mais que le barde commence par dénoncer sur la place publique, alors peut-être quelques David, 10% estime l’avocat, parviendront à faire tomber, occasionnellement, au prix de bien des larmes et des efforts, un Goliath pour la gloire.
La pièce est présentée tout le mois de novembre dans différentes Maisons de la culture. A ne surtout pas manquer !
La pièce est présentée tout le mois de novembre dans différentes Maisons de la culture. A ne surtout pas manquer !
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