mardi 15 novembre 2011

Visions nocturnes

J'ai investi  mercredi dernier les 139 dollars les plus utiles de ma vie, en allant acquérir une belle paire de lunettes chez le sympathique Bonhomme du même nom (et contribué du même coup à réduire la fracture alimentaire dans Hochelaga, encore qu'à mon avis le vrai problème vient du fait, ahurissant, qu'à enseigne identique les supermarchés dans ce quartier de pauvres facturent plus cher que dans des quartiers aisés comme le Plateau ou le haut de Rosemont ; mais lorsque tu es pauvre mon fils, la vie se doit d'être un chemin de croix et, après tout, il reste pléthores de paroisses actives dans HOMA pour expier ses crimes).

C'est d'ailleurs, l'anecdote est belle, la madone surplombant l'entrée de la gigantesque Église Nativité-de-la-Sainte-Vierge, sur la Promenade Ontario, qui se découvrit immédiatement à mon regard sitôt chaussés les verres magiques. "Regarde de l'autre côté de la rue", m'avait enjoint mon opticien, et boum ! voilà que m'apparaît la Vierge, bras ouverts, paumes au Ciel, avec sa face de compassion. Dès lors, c'était un vrai miracle, j'y voyais de nouveau : les noms des allées sur les panneaux ; les rainures des feuilles sur les arbres, deux jours seulement avant qu'elles ne tombent partout dans Montréal, pour ces quelques jours de bonheur à patauger dans le craaaac, craaaaac de rigoles dorées ; les patronymes poétiques données aux bières locales et écrits à la chaux sur les tableaux noirs des microbrasseries ; quelques amies dont je pensais avoir mille fois dévoré le visage et qui m'apparurent pourtant plus belles encore que la vie. Seule la Lune, privée après vingt ans du halo flou dans lequel mon astigmatisme l'enveloppait, s'est avérée plus petite, plus ronde, moins ambitieuse et déjantée que je croyais la voir ; j'en ai oublié, pour la première fois depuis des lustres, qu'elle était pleine - le soir même - et qu'habituellement, comme tout loup-garou qui se respecte, cela me rendait complètement fou (la première jeune fille qui partagea ma couche en terre américaine, elle-même sortie des bois de l'Alberta profond, m'avait pourtant abordé sous une lune immense qui nous avait tous deux poussés à admettre : I have this crazy connection with the moon. Difficile de briser la glace avec plus de romantisme).

Point de crise de rage, donc, en ce mois de novembre si cher à tous mes scorpions volants ? Si, si : sur un coup de tête et pour étrenner ma nouvelle vision nocturne, je décidai d'aller passer une heure aux désormais mythiques Bass Drive Wednesdays du Belmont.



Et ma foi, la vérité oculaire n'est pas toujours la meilleure à prendre. Ô insouciant voyageur, ô funeste curieux, tu as voulu sortir de la caverne pour contempler la forme réelle qui projetait des ombres sur ta façade ? Tu as voulu apercevoir ce qu'il y avait de l'autre côté du miroir, de l'autre côté des verres et ce qui fait le coeur de la jeune scène dubstep montréalaise ? Tu en fus fort puni. Le Belmont sans alcool et sans aveuglement, c'est un peu comme la Bête sans sa Belle, comme Rantanplan sans les Daltons : une vieille chiffe molle, une vadrouille à bazarder au plus vite, une bébelle qui sent l'eau sale et le standing bas de gamme. Belmont : aux confluences contradictoires et destructrices de Mont-Royal et Saint-Laurent, là où les bobos francophones à grosses montures carrées entrent de plein fouet dans le royaume des pitounes anglophones de McGill et créent, telles la Save et le Danube en se rejoignant dans Belgrade, des remous incontournables, donnant naissance à une force nouvelle et prodigieuse, terrible et si particulière : le hipster montréalais de moins de vingt-deux ans.


J'ai ainsi découvert que la seule chose plus radioactive et neuro-destructrice qu'une jeune fille en chemise à carreaux verts et blancs est un couple de jeunes filles en chemise à carreaux verts et blancs entre lesquelles vient s'insérer un conjoint de sexe masculin arborant lui-même une chemise à carreaux verts et blancs. Les tuques sur la tête alors que l'air climatisé souffle à fond, les moustaches du Movember parce que la barbe, pourtant blason original du vrai hipster de Brooklyn, demande trop d'efforts ou, plus simplement, trop de poil, les mouvements de bras saccadés et étranges générés par l'abus de Molson, tout ceci se tolère dans l'enceinte contrôlée des Pique-Niques tandis que l'on dîne en bord de fleuve entouré d'amis proches et que seules les basses vous effleurent le tympan. Cela est déjà moins justifié de faire la ligne dans le vent pour subir des attaques sensorielles dignes des tranchées de 14, lorsqu'un bon vieux
GrooveShark à la maison permettrait des choix moins douteux. La vérité, c'est que la très sexy Vilify, blonde, brune ou rousse selon les soirs, n'en reste pas moins, intrinsèquement, une merde. Pardonne, ô néo-lecteur, ce champ lexical certes excrémental et définitivement vulgaire qui n'est point représentatif du ton habituel de ce blogue ; mais que dire d'autre ? Le son était mauvais, point à la ligne.


Sur le chemin du retour, je repensais à cette jeune fille qui m'avait rendu dans un affolement subit, presque une crise de larme, la chaise depuis laquelle j'observais belliqueusement la foule et que la garce m'avait piquée le temps que j'aille chercher une bière. Le second effet Lunettes ? L'histoire ne le dira pas mais j'en ai souri toute la nuit : me voilà désormais de l'autre côté de la vie, celui duquel on regarde grincheux et médisant la jeunesse s'exploser - le bide, les oreilles, le sommeil. Ce monde qui me paraissait il y a peu encore si éloigné, celui dans lequel on vous rend vos regards suspicieux en vous traitant de paternel ou de vieux gars trop sérieux. Mais quelle idée aussi, le Belmont en pantalon de costard ! Le Parc Lafontaine, lui, avec ses arbres immenses qui s'étalaient dans l'obscurité, ne m'avait jamais paru aussi beau.

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