vendredi 23 décembre 2011

Des Oscars ! Des Molières ! Des prix !

Ne perdons pas de vue que le but initial de ce blogue était - très égoïstement et avant que tu ne commences à le suivre, brave Lecteur Inconnu - de conserver dans un petit coin de ma tête, dans un petit coin de la sphère, le détail des spectacles zet excursions qui auront fait mes nuits, mon bonheur et ma vie, pour le meilleur et pour le pire. Or voici venue l'époque des bilans annuels, pénétrez dans le premier MultiMags venu pour vous en rendre compte, et je ne couperai pas à la tradition en revenant creuser, pour mon propre bagage, le souvenir de ceux et celles qui m'auront bouleversé en 2011.

Coup de coeur théâtre : à égalité Octobre 70, de Martin Genest et Mille Anonymes,  de Daniel Danis

Deux compagnies, deux metteurs en scène bien d'ici pour célébrer une année au cours de laquelle j'aurai enfin pris conscience du potentiel immense que recèle le théâtre québécois. Débarqué au Canada armé d'une passion quasi compulsive et essentiellement mono-tâche pour la danse néo-classique, doublée d'une grande ignorance de la plupart des choses du théâtre, j'ai eu tôt fait de me réjouir devant la vitalité, l'humour, la puissance des écrits et du jeu des professionnels des planches de ce côté-ci de l'Atlantique. Et c'est, une fois n'est pas coutume, le FTA qui m'aura le mieux comblé à cet égard.

Octobre 70 où une relecture de la crise du même nom, du film de Falardeau, de toutes les archives politiques de l'époque, dans une mise en scène grandiose, tant par son originalité que par ses dimensions, puisque c'est du quatrième étage de massifs gradins de chantier que j'ai observé, partagé, souffert les interrogations d'une bande de jeunes qui, poussés par des idéaux qui rapidement les dépassent comme ils dépassent toujours tous les hommes, en viennent à commettre le pire : tuer pour des idées. C'est haletant, peut-être plus pour le néophyte qui y redécouvre de grands pans mal pansés de l'histoire du Québec ; c'est truffé de phrases extrêmement fortes dont je n'ai plus, huit mois plus tard, le souvenir, si ce n'est qu'en retrouvant à la sortie quelques amis aux tamtams de Jeanne-Mance, je n'ai pas réussi à articuler le moindre mot durant près d'une demi-heure. Un état de choc terrible.


Mille Anonymes est à la fois aux antipodes et dans le sein même de Octobre 70. Profondément politique sans être ancré nulle part, profondément québécois quoique résolument pas montréalais, puisqu'on évolue quelque part dans le nord minier et abandonné du pays, voici un spectacle tout à fait chamboulant : on démarre en se disant très fort que ça va être long, qu'on aimerait déjà sortir, et l'on finit par sortir bien trop tôt en en redemandant.  Il faut dire qu'une pièce dont le dialogue est troué comme du gruyère a de quoi décontenancer : les phrases démarrent, ou se poursuivent sans démarrer, et vous laissent là, désemparé, avide de plus de sens, même si ce dernier est parfois trop bruyant, légèrement cliché, dans l'absence de mots trop évidents.

Ce qui m'a enthousiasmé chez Daniel Danis, c'est surtout cette inventivité superbe au niveau de la gestion des décors, de l'interface des acteurs avec leur environnement, la façon dont la scène évolue et se change non pas dans l'obscurité d'un bref entracte mais au gré de chaque pas des personnages, comme dans le sublime Voyage de la compagnie de l'Avant-Pays. Ici, dans la noirceur la plus glauque de la vie humaine, de la vie des mineurs, de la mort des mineurs, au milieu de l'hiver, du métal et des loups, de gigantesques panneaux latéraux vont et viennent dans toutes leurs couleurs brutales et effrayantes, des objets presque toujours froids, métalliques, obtus, quelques fourrures seulement, sous lesquelles on découvre l'amour, animal pourtant lui aussi. Et cette sinistre voix de crécelle, qui narre une histoire inutile envolée dans le vent, perdant ses mots au fil des mots, ne laissant que l'angoisse, une angoisse dont pourtant on sort émerveillé, rassuré peut-être parce que dehors c'est juin, c'est Montréal, c'est le temps pour une bière.



Coup de coeur Danse : S'Envoler, de Estelle Clareton

Alors là ! moi qui crachotais gaiement sur la danse contemporaine québécoise, infiniment trop surcotée à mon goût, j'ai retrouvé sur une seule courte pièce - moins d'une heure - tout le bonheur que j'éprouvais à Pékin devant les grandes compagnies européennes en tournée.

Clareton, certes, est française. Mais elle n'était pas même majeure lorsqu'elle a débarqué aux Ballets Jazz, on peut donc bien la considérer comme québécoise. Ses danseurs le sont de toutes façons, son collaborateur musical, Eric Forget, aussi : c'est d'ailleurs lui qui donne le ton, d'un petit battement de coeur émoustillamment électronique pour donner vie à un grand tapis de danse plongé dans le noir. Entrent alors, parfaitement en rythme et avec un humour formidable, tout le groupe des interprètes : une vraie troupe de pingouins, déhanché subtil, piétinement dérisoire, mouvements de tête saccadés à l'image des pigeons. C'est tellement bien coordonné qu'on croirait le Ballet Central de Chine, et pourtant c'est si organique, si animal, si plein de vie et de bordel qu'on se sent euphoriquement libre, apte à s'envoler nous aussi avec eux. Il faut dire qu'ils sont beaux, et sexys ; tous, hommes comme femmes, pas un des danseurs ne m'a laissé indifférent, et Clareton en joue, le loup pénètre dans le volailler, c'est sensuel, presque érotique tout en restant drôle et attachant. Tout ça lui a valu l'honneur de représenter en plein air au Théâtre de Verdure du Parc Lafontaine un peu plus tard dans l'été, et c'est fort mérité. Estelle Clareton : retenons bien ce nom !


Coup de gueule Arts vivants : tout le reste de la programmation au FTA

C'est toujours le risque avec les festivals un peu edgy, dont la marque de fabrique - et le FTA la revendique comme sienne - est d'aller chercher des spectacles qui ont fait parler plus pour parler que pour leurs qualités intrinsèques. Mais sérieusement ? Le Festival TransAmériques 2011 ? Hormis les trois spectacles ci-dessus, qui sont par ailleurs quasiment les trois seuls spectacles québécois de la quinzaine, tout le reste est à jeter aux orties, à commencer par les noms les plus grands.

Alain Platel et les Ballets C. de la B. ? deux heures épouvantables d'hétérophobie vulgaire. Chanti Wadge ? un travail chorégraphique aussi peu rigoureux que son sujet (une coréenne cherchant dans la forêt canadienne son rapport intime au monde), aussi plate que sa chorégraphe qui pourtant dénude sa poitrine sans raison sur la fin du spectacle, comme pour rappeler en désespoir le badaud qui partait. Lia Rodrigues et sa prétendue énergie des favelas ? une vague d'ennui plus que tout, des athlètes sans émotivité, et quatre vingt minutes de prouesse non dansée dans un silence total. Quant à Miguel Gutierrez, qu'il aille se carrer sa relecture du mythe de James Dean par la communauté queer de Brooklyn là où de toutes façons il nous dit très fort qu'il aimerait bien se la mettre : j'ai failli vomir en sortant d'un Conservatoire qu'on a décidément connu plus sage. Que plus personne ne vienne me danser en bobettes et jambes poilues sur les accoudoirs ou je tue.

Mention très spéciale toutefois aux néo-zélandais de la troupe MAU (Lemi Ponifasio) qui m'auront plongé dans une sorte de bad trip qu'aucune drogue, à l'époque, ne m'avait jamais provoqué - pour le moins le souvenir me restera violemment dans le coeur : quelle noirceur ! quelle horreur dans le sens le plus absolu du terme ! une horreur magnifique il est vrai. Ô les horribles petits moines shaolin et leurs piétinements épileptiques. Ô l'horrible petite vieille ailée comme un angelot, hurlant comme un démon. Ô les horribles nuages de poussière soulevés par des briques fracassés sur des cranes. Et mon Dieu ! ô l'horrible bête humaine, l'homme chien, le chien bête, cette créature hideuse aux jambes disproportionnées et qui rode, sans jamais dire s'il vient vraiment pour de bon ou pour le mal. Brr...




Et maintenant, sur les routes !


Coup de coeur Voyages : la Nouvelle-Angleterre.

Peut-être parce que c'était ma première vraie excursion loin de Montréal en près de quinze mois. Peut-être parce que c'était mon grand retour aux États-Unis après quinze ans d'absence, le temps pour une adolescence de s'écouler, pour des idées gauchistes et anti-américaines bien typiques d'un jeune français de germer dans mon esprit puis de céder la place au désir de regarder, finalement, comment c'est pour de vrai, au-delà des médias. Peut-être parce que la Nouvelle-Angleterre, c'est la partie émergée de l'iceberg, les belles pelouses un bloc avant le bidonville, les quelques États les plus éduqués, les plus babas, les plus blancs du pays : fromages fermiers et marchés biologiques, auberges post-soixante-huitardes, drapeaux américains dans chaque cour de chaque superbe mansion de planches blanches, violettes ou vert pomme, petits ports de pêche chahutés par l'hiver persistant de la fin-mai (huit degrés au soleil), homard et clam chowder. Dans le Vermont, deux vendeuses croisées par hasard plaisantent dans un français parfait à quelques encablures d'une marina que les cerisiers en fleurs colorent comme une toile. Dans le New Hampshire, la 302 traverse le White Mountain National Forest en zigzaguant de bosquet de conifères en ruisseau attendrissant. Quant au Maine, territoire de premières tout entier voué aux crustacés à deux pinces, il surprend par la richesse de ses micro-brasseries - et après plusieurs incursions dans divers États des USA, je n'ai plus de gêne à le dire : honte au Québec sur ce domaine ! qu'il ne prétende plus être amateur de bières. Reste à voir cette Nouvelle-Angleterre des Patriotes sous les couleurs de l'automne, ainsi qu'à visiter Boston, patriarche de tous les peuplements du continent, la Ville-Histoire par excellence en territoire américain : autant de raisons de retourner dans ce beau nord-est atlantique.

Coup de gueule Voyages : Trois-Rivières !

Là, pour le coup, j'avais un peu joué avec le feu : un covoiturage aléatoire, aucun point de chute, aucun plan dans l'absolu, mais la curiosité quand même de découvrir la troisième ville de la province par sa taille, la deuxième par son histoire (avant-poste sur le Saint-Laurent bien avant la naissance de Montréal) et l'un des plus gros pôles universitaires de la région.

Les craintes relatives au logement furent rapidement supplantées par celles relatives au retour : pas question de traîner ici au-delà de quinze heures, le tour de la ville ayant déjà été effectué trois fois, incluant le réseau des bus dans sa quasi-intégralité et les quartiers presque désaffectés qui entourent la paroisse Sainte-Cécile. Tu ne la connais pas, hein lecteur, même si tu as visité Trois-Rivières, même si tu
vis à Trois-Rivières ? C'est que je l'ai arpentée ta jolie ville, je l'ai vu ton front de fleuve certes superbe, je les ai passées tes vieilles baraques de consulats et de chambres de commerce de l'époque où tu comptais sur un plan géopolitique. J'ai bien eu le temps en trois heures d'aller marcher ailleurs, c'était moins beau et je suis vite reparti.

mardi 20 décembre 2011

Ha l'entourloupe !

Chers amis, j'en ai appris une bien bonne ce matin.

Alors que je découvrais le très sympathique café
La Petite Cuillère en face du square Saint-Louis - grandes tables de bois rustiques et chaleureuses, baie vitrée et molletonneuse exposée au soleil, jeu de Monopoly niçois (sic) - mon ami Antonio me comptait sa mésaventure du jour, ou comment un faiblard Berri-Sherbrooke, le trajet en métro le plus inutile de la ville après l'infamant St-Laurent - Place-des-Arts sur la verte, a fini par lui coûter un bon 250 piasses.

En transit entre New York et Rome, peu désireux de tirer quelques dollars de plus pour son dernier jour au Québec, Antonio a décidé de tricher. Ne l'excusons point ! il connaissait les règles, il en a fait un choix, il a perdu en toute bonne grâce. Antonio a donc sauté le tourniquet à la station Berri-UQAM. Pour s'apercevoir aussi sec, à son grand dam, que l'itinérant qui squattait le banc hexagonal de la station la plus connue de Montréal n'était autre qu'un... agent de la STM en "civil", si tant est qu'itinérance et civilité sont encore liées, vêtu de quelque guenille (certes pas d'un torchon, disons alors d'un manteau en lambeaux) masquant à la perfection un costume bien réel de contrôleur de billets, tout ce qu'il y a de plus riche et sédentaire.

Haro sur les crosseurs ! certes. Les Québécois doivent bien rire lorsqu'ils descendent sous le réseau de la RATP, la gruge systématique s'étant muée en véritable sport national dans les tunnels qui font de Paris un gruyère. Combien de fois moi-même ai-je sauté, me suis-je cassé les dents contre un panneau latéral qui intercepte les mouvements en sens contraire, ai-je élucubré de combines, me suis-je fait passer pour un Ukrainien, créant de toutes pièces histoire et patrimoine après que mes yeux fureteurs se furent posés sur le Navigo de la pauvre Olga Tchevnakonia. J'aime, presque plus que tout dans le métro parisien, lorsqu'un passager - invariablement noir, la trentaine, grand et bien coiffé quoique l'air débrouillard, quelque part vers Marx-Dormoy ou Jean-Jaurès - me demande poliment l'autorisation de passer derrière moi. Ici, oui, nous parlons encore de civilité. Cela fait partie des codes, des traditions, d'un ensemble de valeurs peu ou prou partagées par la communauté des usagers. À Paris nous trichons, partout en France d'ailleurs : qui n'a jamais cherché à fuir la SNCF ? C'est entendu, outre-Atlantique, nous sommes de vieux crosseurs.

Mais à Montréal ? Là où lorsqu'on vous gifle, vous répondez encore pardon ? Là où la file d'attente pour le bus est la plus sacro-sainte des normes de bonne conduite ? Personne ici ne triche, à part bien sûr les Chinois, et je dis cela avec amour. Ce n'est pas dans les moeurs. La STM, elle, dans un sens, triche. Filouter les passagers, ou les
wannabe passagers bien sages à l'année longue qui se permettent un unique écart de conduite parce que la fatigue les accable, les tromper en feignant la mendicité quand l'île, hiver après hiver, croule sous les besoins en abris d'urgence et rondes de nuit, cela ne me paraît pas du meilleur goût.

Antonio a payé, et je ne peux que reconnaître qu'il a bien fait. Encore une fois, il a triché, s'est fait pincer, c'est
ben correc', c'est fair enough. Notre chère société de transports, elle, qui sera probablement nommée en 2011, pour la troisième année consécutive, "Best mass transit corporation in North America", justifiant sans justification une nouvelle hausse des tarifs pour la passe mensuelle, quand bien même depuis début décembre plus aucun bus n'arrive à l'heure, notre chère STM, elle, manque un peu de fair, de flair et de pudeur.

Voilà, c'était juste pour le dire. Dorénavant, méfiez-vous de l'itinérant qui somnole, oublié de tous, planqué derrière les tourniquets. Il n'a certes pas le képi, mais les insignes, elles, sont bien cachées contre son coeur.

mardi 22 novembre 2011

Mes meilleurs amis

Je n'ai jamais vraiment eu la télévision. Il y a si longtemps, et toujours si petite, si peu câblée, si inintéressante. Tout juste bonne à récupérer les résultats sportifs lorsque, étudiant, je rentrais tard le soir - bien entendu de la bibliothèque. Mes années chinoises, mes années canadiennes : rien à faire. Les soirées au bercail, c'est Internet, bouquins, repas.

Je commence néanmoins à comprendre la fascination qu'éprouvaient tous les ti flos de ma génération pour qui l'écran statique était proscrit à la maison. Ma mère ne m'a jamais interdit d'y rêvasser et je fus au premier rang sous le rouleau terrible des mangas qui déferla sur la France à la fin des années 1980. Mes résultats scolaires n'en pâtirent pas : j'étais brillant étant petit (c'est d'ailleurs probablement depuis que la bière à remplacé les dessins animés que mon cerveau est parti en vacances), mais rien ne prouve qu'elle n'aurait pas pris des mesures plus sévères en cas de décrochage scolaire. Nombreux furent pourtant les enfants de mon âge qui, lorsqu'ils venaient passer la fin de semaine à la maison, lorgnaient d'un oeil avide le poste du salon. Telle la Méduse de la légende, il joue de l'ambivalence : on sait qu'au premier regard il nous figera instantanément, qu'il nous pétrifiera et que le seul moyen de le vaincre est de le contourner, de l'abattre froidement d'une bonne pression sur la zapette tout en gardant les paupières closes.
Désormais montréalais, un peu masochiste probablement, je ne cherche plus à me battre mais au contraire m'écroule sur les sofas et fixe, l'oeil hagard, la télé dès qu'une occasion se présente. C'est fascinant ! c'est addictif ! Car il ne s'agit pas seulement de pouvoir enfin ingurgiter un contenu intellectuel généralement prémâché et fort peu interactif (étant moins exigeant, ce média nous permet de consommer à effort égal une plus grande quantité et donc nous satisfait davantage) ; cela va bien plus loin, c'est la boîte de Pandore de toutes les sociétés, le tabernacle qui recèle tous les trésors de la culture populaire, les célébrités, les chansons de variété, les produits de grande consommation que j'ignore, terré dans ma chaumière coupée du 21e siècle. Mon samedi soir à Toronto par exemple ? je me suis jeté sur le lit de ma chambre d'hôtel pour observer les Maple Leafs terrasser les Capitals, mais le vrai fonne dans cette histoire ce n'était pas tellement le hockey, ce furent les spots publicitaires qui entrecoupaient les périodes - automobiles, pick-ups, skidoos, un peu de bière et de Santa ; ce fut Don Cherry et ses costumes affriolants ; ce fut le générique même du Hockey Night in Canada, le logo de CBC en bas à droite de l'écran, la sensation d'appartenir enfin à quelque chose, d'être compris et accepté, dans mon isolement physique et social, par un bon dix millions d'autres Canadiens tout aussi isolés dans leurs salons de banlieue. [Il faut dire que mon hôtel à Toronto était en fait un motel de Mississauga, doté d'une superbe vue sur la highway.]

Ce qui est beau, toutefois, avec l'Internet d'aujourd'hui, c'est qu'entre les Cuevana, TVBlinx, Adthe et autres merveilles - légales? illégales ? - du online streaming, plus besoin de télévision pour se tenir au courant. Ainsi hier soir encore en cuisinant ma soupe, j'écoutais tranquillement les Canadiens se faire blanchir par Tim Thomas (quel gardien, quand même !), ce qui m'a permis de constater que les publicitaires étaient décidément plein d'humour: un peu moins de neuf mois après sa violente mise en échec qui valu à Pacioretty presque la mort, et trois jours à peine après que la police ait levé toute possibilité de poursuite au pénal, Zdeno Chara fêtait son retour en ville avec un spot expliquant aux enfants quelques conseils de base en matière de sécurité - car, insiste-t-il, "il est primordial de se protéger sur la glace". Je suppose que les partisans canadiens apprécieront.



Loin des patinoires toutefois, le seul vrai décrochage que la télévision m'a imposé, ou à vrai dire son absence, fut en matière de séries. Passée la glorieuse époque des productions AB Sat, je n'ai plus rien compris de ce dont mes camarades me parlaient : Friends, Dr House, les Sopranos, Seinfeld, tous ces noms qui sonnent à mes oreilles comme des dieux papous, je ne sais rien d'eux et encore moins de M.A.S.H., dont l'éternel wiki m'apprend que, le 28 février 1983, pas moins de 105.94 millions d'Américains, soit 79.2% des foyers connectés, ont pleuré devant le dernier épisode.

Autant que ça, vraiment ? J'avais toujours été stupéfait de la capacité qu'ont ces soap opera à attiser à ce point les passions, jusqu'à ce que je me décide enfin moi-même à suivre, de bout en bout, une série télé. Allez savoir pourquoi, le hasard c'est entendu, c'est un programme de  CBS, How I Met Your Mother, qui fut le sujet de mes expériences socio-visuelles. Et le résultat fut plus violent qu'escompté : maintenant que j'ai rattrapé six années de retard, terminé de regarder tout ce qui est disponible en ligne, je me rends compte à quel point la structure narrative, les personnages, les anecdotes et les répliques choc de sept saisons de bières dans un bar de Midtown ont transformé ma façon de vivre. À l'été 2010, je me suis Barneyifié le temps de quelques semaines ; j'invoque des épisodes et des passages clés dans la moitié de mes conversations, le plus souvent avec des êtres féminins dans un processus de séduction qui devrait exclure de tels propos, et j'ai déjà probablement cité la série ou intégré des liens hypertextes dans le présent blogue une dizaine de fois. Si je n'en avais pas honte, j'ajouterais que je me suis empressé, quinze minutes à peine après avoir posé les pieds dans New York, d'aller dénicher le MacLaren's Bar où se joue l'essentiel de l'intrigue : voilà pour ce qui excitait le plus ma curiosité dans la Ville des Villes. Et la Ville m'a puni : je ne l'ai même pas trouvé.


Ce qui m'a fasciné néanmoins, avec les sitcoms, c'est l'affection qu'elles parviennent à générer dans le coeur des téléspectateurs pour des personnages fictifs mais présentant tous les attributs de l'ami ou du groupe d'amis dont on rêve. Ils sont physiquement attractifs, drôles, comme le sous-entendent les rires enregistrés, bavards, du moins le rythme soutenu de ces séries, composé d'ellipses permanentes, laisse à penser que jamais ne s'installe entre eux un silence trop pesant. Leurs histoires sortent légèrement du commun, suffisamment romantiques pour nous faire rêver mais jamais trop irréalistes pour nous exclure totalement. Surtout, ô grâce de la non-interactivité, nous ne nous disputons jamais : ils épanchent leur coeur comme au plus intime des confidents, encore que comme tous vos amis l'ont vu aussi la veille, vous avez toute latitude pour bitcher à leur égard le matin dès dix heures. Et l'un dans l'autre, puisqu'ils ne restent que des personnages enregistrés sur une bande vidéo, insensibles au passage du temps, susceptibles d'être joués et rejoués à loisir, point de trahison : ils sont toujours présents pour vous, dans les moments les plus noirs et les plus solitaires. Maintenant que je n'ai plus de nouvel épisode à dévorer, je traverserai probablement tout l'hiver à repasser des anciens.
 N'était-ce pas pour Friends justement, que Green Day chantait I'll be there for you?

mercredi 16 novembre 2011

La danse québécoise, vraiment ?

Ce qui est chouette, avec le programme du Conseil des Arts en tournée, c’est que j’ai enfin la chance de découvrir tous ces spectacles desquels j’ai fait la promotion en novembre dernier, recevant en avant-première des visuels qu’il fallait systématiquement retoucher, des textes introductifs qu’il fallait systématiquement corriger, afin que quelques dizaines – dans le meilleur des cas – de diffuseurs étrangers s’en aillent assister avec une moue suspicieuse ou ennuyée à un work in progress affligeant, sans que pour ma part je ne puisse jamais en voir un. C’est la magie des grands marchés d’art internationaux. Un an plus tard, preuve que le travail accompli ne fut pas tout à fait vain, la plupart des Maisons de la culture de la ville proposent donc compagnies de danse et de théâtre locales à frais zéro. Ce serait trop bête de s’en priver, même si les choix que l’on fait ne sont pas toujours les bons. Mais l’accumulation d’expériences n’est-elle pas la meilleure méthode pour déterminer au mieux ce, celui, celle qui nous plaira vraiment ? (oui, lecteur religieux intégriste, si tu me lis, ce dont je doute, oui, je fais subrepticement référence à la multiplication des rapports sexuels pré-maritaux).


Ce qui est certain en tout cas, c’est que INK et le Porte-Parole, dont vous trouverez quelques présentations dans la catégorie « Théâtre » ci-contre, sont bien davantage de mon goût que Paul-André Fortier et Tony Cheung. Ou peut-être tout simplement mon cœur balance-t-il désormais plus pour le théâtre que pour la danse ? 

Fortier et sa Cabane, je les connaissais donc depuis CINARS, et je dois avouer qu’en novembre 2010 déjà ils m’intéressaient peu. J’avais néanmoins échangé quelques propos intelligents sur leur stand, suffisamment pour me donner envie ce printemps de lui laisser une chance. Les goûts et les couleurs sont tous dans la nature, paraît-il, et je ne le discuterai pas ; d’ailleurs une camarade dudit marché me confirmait récemment avoir aimé Cabane (peut-être pensait-elle encore au magnifique chalet d’un ami dans la campagne environnant La Tuque, à de douces promenades en raquette dans la neige blanche et pure). Le show que j’ai vu, lui, n’avait rien de bucolique et transpirait la pauvreté : chorégraphique, scénographique, humoristique même malgré quelques tentatives de faire rire. De fait, il ne m’a pas semblé qu’on y danse une seule fois, quoi qu’on y produise grand bruit. On remarquera toutefois l’extraordinaire créativité du simili-instrumentiste Rober Racine et cette scène admirable, principal coup de force du spectacle, où il parvient à imiter un opéra de Pékin à l’aide d’un unique sommier métallique. Chapeau bas pour celui-ci.

Le principal point commun avec le spectacle de ce soir, Désillusions de l’Enchantement, fut le nombre de spectacteurs enclins à bailler, soupirer lourdement, voire quitter leur fauteuil longtemps avant la fin. Il s’agissait pourtant plus strictement de danse, ce qui, un temps, m’aurait ravi ; d’autant que le concepteur de la pièce présentait beau. Or si, dans le vivier des chorégraphes chinois de Vancouver, j’ai particulièrement apprécié le travail de Wen Weihui l’an passé, celui de Tony Cheung ici m’a beaucoup moins séduit. Les deux premières piécettes marquent le ton : on s’ennuie ferme, malgré des rapports charnels d’une très grande sensualité entre une femme et deux hommes. Chemises déchirées se relevant sur les cuisses, ménages à trois intimes et resserés, abandon de la femelle épuisée sous les coups de butoir et l’odeur de sueur des deux jeunes cerfs en rut. Sensualité pour le moins provocante, à vrai dire provoquée et contenue dans le thème même : le pouvoir sexuel de la femme dans la société moderne via le prisme des contes de Grimm. Bon. Pour une relecture de Blanche-Neige à base de pas de deux, excitante et fascinante, « tutus » Jean-Paul Gaultier, on avait Preljocaj.


Le troisième volet du triptyque n’est pas inintéressant ; il remet en perspective les deux premiers – la femme est désormais seule, décrépite, malheureuse sans l’homme pour la séduire – et semble confirmer la terreur qui existe dans le cœur de si nombreuses amies, celle de vieillir avant l’heure, de faner telle une fleur des champs dès la trentaine atteinte, de perdre inexorablement de son aura à mesure que le corps se ride, que les seins s’avachissent. Carol Prieur est terrifiante dans ce rôle, horripilante aussi mais c’est Tony Cheung qui le veut, admirable dans sa capacité à vieillir à vue d’œil, à se liquéfier pas à pas, à prendre cent cinquante ans en une expiration, lorsqu’elle s’avance vers le premier rang l’index tremblant, les jambes affaissées, les cheveux sur la face – des cheveux que soudainement on jurerait gris, tombant à pleines poignées.

C’est un peu le seul passage captivant de la création. Pour le reste, elle confirme mes
soupçons d’il y a un an, à savoir – pour résumer l’article : 1/ Lorsque l’on a touché du doigt la perfection, difficile de ne pas considérer le vaste reste du monde comme du pur amateurisme. 2/ La danse sans musique est tout sauf de la danse. 3/ Le son du violoncelle reste ce qui se prête le mieux à la gestuelle contemporaine. Oui, mais la BWV 1068 de Bach ? Voyons, cela a été vu et revu ; même les Destiny’s Child y ont cédé. Trop facile.

C’est donc bien le théâtre désormais qui m’émeut, m’interpelle, me bouleverse. Le théâtre sans doute parce qu’il reste les mots, comme dans la danse je prie pour qu’il reste la musique. Peut-être que dans le fond j’ai peur des corps, peur des visages, peur des silences. La magie du bon mot, elle, est suffisante mais nécessaire pour m’arracher des larmes, comme les alexandrins en premier, loin dans ma jeunesse, ont su le faire, par leur métrique implacable, leur sens du rythme et l’intuition avec laquelle un objet plus qu’un autre vient poser ses valises tout au bout de la ligne. Dans cette veine-là, Woody Allen, peut-être parce qu'il est juif, sait assurément choisir les bons ; il m’a enchanté hier soir dans son dernier opus, à la gloire des artistes qui vivent dans leur monde, l’excellentissime Midnight in Paris dont voici - SPOILER ALERT - un extrait cultissime.

mardi 15 novembre 2011

Visions nocturnes

J'ai investi  mercredi dernier les 139 dollars les plus utiles de ma vie, en allant acquérir une belle paire de lunettes chez le sympathique Bonhomme du même nom (et contribué du même coup à réduire la fracture alimentaire dans Hochelaga, encore qu'à mon avis le vrai problème vient du fait, ahurissant, qu'à enseigne identique les supermarchés dans ce quartier de pauvres facturent plus cher que dans des quartiers aisés comme le Plateau ou le haut de Rosemont ; mais lorsque tu es pauvre mon fils, la vie se doit d'être un chemin de croix et, après tout, il reste pléthores de paroisses actives dans HOMA pour expier ses crimes).

C'est d'ailleurs, l'anecdote est belle, la madone surplombant l'entrée de la gigantesque Église Nativité-de-la-Sainte-Vierge, sur la Promenade Ontario, qui se découvrit immédiatement à mon regard sitôt chaussés les verres magiques. "Regarde de l'autre côté de la rue", m'avait enjoint mon opticien, et boum ! voilà que m'apparaît la Vierge, bras ouverts, paumes au Ciel, avec sa face de compassion. Dès lors, c'était un vrai miracle, j'y voyais de nouveau : les noms des allées sur les panneaux ; les rainures des feuilles sur les arbres, deux jours seulement avant qu'elles ne tombent partout dans Montréal, pour ces quelques jours de bonheur à patauger dans le craaaac, craaaaac de rigoles dorées ; les patronymes poétiques données aux bières locales et écrits à la chaux sur les tableaux noirs des microbrasseries ; quelques amies dont je pensais avoir mille fois dévoré le visage et qui m'apparurent pourtant plus belles encore que la vie. Seule la Lune, privée après vingt ans du halo flou dans lequel mon astigmatisme l'enveloppait, s'est avérée plus petite, plus ronde, moins ambitieuse et déjantée que je croyais la voir ; j'en ai oublié, pour la première fois depuis des lustres, qu'elle était pleine - le soir même - et qu'habituellement, comme tout loup-garou qui se respecte, cela me rendait complètement fou (la première jeune fille qui partagea ma couche en terre américaine, elle-même sortie des bois de l'Alberta profond, m'avait pourtant abordé sous une lune immense qui nous avait tous deux poussés à admettre : I have this crazy connection with the moon. Difficile de briser la glace avec plus de romantisme).

Point de crise de rage, donc, en ce mois de novembre si cher à tous mes scorpions volants ? Si, si : sur un coup de tête et pour étrenner ma nouvelle vision nocturne, je décidai d'aller passer une heure aux désormais mythiques Bass Drive Wednesdays du Belmont.



Et ma foi, la vérité oculaire n'est pas toujours la meilleure à prendre. Ô insouciant voyageur, ô funeste curieux, tu as voulu sortir de la caverne pour contempler la forme réelle qui projetait des ombres sur ta façade ? Tu as voulu apercevoir ce qu'il y avait de l'autre côté du miroir, de l'autre côté des verres et ce qui fait le coeur de la jeune scène dubstep montréalaise ? Tu en fus fort puni. Le Belmont sans alcool et sans aveuglement, c'est un peu comme la Bête sans sa Belle, comme Rantanplan sans les Daltons : une vieille chiffe molle, une vadrouille à bazarder au plus vite, une bébelle qui sent l'eau sale et le standing bas de gamme. Belmont : aux confluences contradictoires et destructrices de Mont-Royal et Saint-Laurent, là où les bobos francophones à grosses montures carrées entrent de plein fouet dans le royaume des pitounes anglophones de McGill et créent, telles la Save et le Danube en se rejoignant dans Belgrade, des remous incontournables, donnant naissance à une force nouvelle et prodigieuse, terrible et si particulière : le hipster montréalais de moins de vingt-deux ans.


J'ai ainsi découvert que la seule chose plus radioactive et neuro-destructrice qu'une jeune fille en chemise à carreaux verts et blancs est un couple de jeunes filles en chemise à carreaux verts et blancs entre lesquelles vient s'insérer un conjoint de sexe masculin arborant lui-même une chemise à carreaux verts et blancs. Les tuques sur la tête alors que l'air climatisé souffle à fond, les moustaches du Movember parce que la barbe, pourtant blason original du vrai hipster de Brooklyn, demande trop d'efforts ou, plus simplement, trop de poil, les mouvements de bras saccadés et étranges générés par l'abus de Molson, tout ceci se tolère dans l'enceinte contrôlée des Pique-Niques tandis que l'on dîne en bord de fleuve entouré d'amis proches et que seules les basses vous effleurent le tympan. Cela est déjà moins justifié de faire la ligne dans le vent pour subir des attaques sensorielles dignes des tranchées de 14, lorsqu'un bon vieux
GrooveShark à la maison permettrait des choix moins douteux. La vérité, c'est que la très sexy Vilify, blonde, brune ou rousse selon les soirs, n'en reste pas moins, intrinsèquement, une merde. Pardonne, ô néo-lecteur, ce champ lexical certes excrémental et définitivement vulgaire qui n'est point représentatif du ton habituel de ce blogue ; mais que dire d'autre ? Le son était mauvais, point à la ligne.


Sur le chemin du retour, je repensais à cette jeune fille qui m'avait rendu dans un affolement subit, presque une crise de larme, la chaise depuis laquelle j'observais belliqueusement la foule et que la garce m'avait piquée le temps que j'aille chercher une bière. Le second effet Lunettes ? L'histoire ne le dira pas mais j'en ai souri toute la nuit : me voilà désormais de l'autre côté de la vie, celui duquel on regarde grincheux et médisant la jeunesse s'exploser - le bide, les oreilles, le sommeil. Ce monde qui me paraissait il y a peu encore si éloigné, celui dans lequel on vous rend vos regards suspicieux en vous traitant de paternel ou de vieux gars trop sérieux. Mais quelle idée aussi, le Belmont en pantalon de costard ! Le Parc Lafontaine, lui, avec ses arbres immenses qui s'étalaient dans l'obscurité, ne m'avait jamais paru aussi beau.

samedi 12 novembre 2011

C'est donc si dur la trentaine ?

J'ai été écouté ce soir, sur un coup de tête, l'un des films qui m'aura le plus démoralisé de ma vie, surtout en cette période, de plus en plus longue et douloureuse, de crise de la trentaine, de quête de ma place véritable dans le vaste monde des adultes. Sur un coup de tête, car c'est avec trois pintes du St-Bock et bien peu de solide dans l'estomac que nous avons décidé, ma compagne d'un soir et moi-même, de courir au Quartier Latin pour la dernière séance de l'un des gros buzzs francophones du moment. Fort mauvaise idée - c'est le dernier film que vous souhaitez écouter en la compagnie d'une jeune fille bien aimable : car passées les cinq minutes d'excitation provoquées par le sprint, le sang affluant dans les membres et le coeur tambourinant, Café de Flore a tôt fait de me remettre à ma place. Rapidement, je tournais mes genoux à l'opposé total de la salle, me tassais dans mon fauteuil et me prenais la tête à deux mains. Café de Flore, c'est une torture que même les Chinois, généreux en la matière, n'ont pas su inventer ; c'est une succession terrible de coups de poignard, à l'estomac, dans la poitrine, jusque dans la face, dans le blanc des yeux, là où l'on peut triturer, là où ça fait le plus mal. L'amertume de la bière aidant, j'ai hésité à chaque transition entre deux scènes à aller vomir tripes et boyaux, me raccrochant à la musique comme on s'accroche au bastingage, mais celle-ci me faisait voltiger pis encore que l'océan.

Du réalisateur Jean-Marc Vallée, j'en étais resté à C.R.A.Z.Y., dont je m'étonne de n'avoir point encore parlé ici, et qui est indiscutablement le meilleur film de l'histoire du cinéma québécois.


Cinq ans plus tard, de Vallée, on retrouve les mêmes prises subaquatiques, les mêmes gros plans sur des regards perdus, hagards, les mêmes bagnoles classieuses et la même passion pour les années 60, les mêmes jeunes éphèbes presque androgynes et coiffés comme Bowie, le même casting formidable - Vanessa Paradis, exceptionnelle en mère monoparentale éprouvée, pour remplacer l'exceptionnel Michel Côté en patriarche non moins éprouvé - et surtout la même bande sonore puissante, envoûtante, du Pink Floyd trois fois, quatre fois, cinq fois, du Sigur Ros, une étonnante reprise de Noir Désir. 

Pour le reste : Vallée était perdu dans son adolescence, nostalgique d'un passé presque champêtre et fort drôle lorsque le rock'n'roll fit irruption dans la bonne morale familiale et chrétienne du Québec des villages ; il se cherchait une identité, une sexualité, un rôle en tant que jeune adulte. En 2011, Vallée a passé ce stade-là. Adulte, il l'a été, l'a vécu, en a joui et en a souffert. Et pour notre malheur, dans sa seconde jeunesse, accablé du poids des responsabilités - élever deux gamines, s'inventer une issue face à la mort - il se cherche toujours et s'effondre. Il en a pris plein la gueule et nous en fout tout autant. Chaque seconde qui passe, en cris étouffés, disputes parentales, ellipses parfois un peu faciles sur des accidents qu'on voit venir du haut de la colline, il recrache un peu plus sa douleur et sa difficulté à vivre dans le monde des adultes.

Le synopsis est ambitieux : Vanessa Paradis donc, en mère célibataire d'un petit trisomique dans le Paris des années 60 ; Hélène Florent et Kévin Parent en couple détruit, qui cherche à se reconstruire, dans le Montréal d'aujourd'hui. Entre les deux un lien pas évident pendant soixante-quinze minutes, puis qui vient se ficher dans votre coeur comme une dague jetée par quelque imparable samouraï. Ma partenaire d'activité en a longuement pleuré, tandis que je me démontais les phalanges, m'arrachais les poils de la barbe - j'étais pourtant rasé du matin et ce fut fort douloureux.

Ah le vieux salaud ! c'est qu'il en sait des choses sur la vie. Tout dans Café de Flore comme dans C.R.A.Z.Y. transpire la réalité, le vécu, le subi. La douleur d'une rupture, l'embarras des retrouvailles, les hésitations pesantes à recommencer l'amour, à se laisser reprendre. On se crispe du début à la fin sur tous ces petits moments qu'on aurait aimé laisser derrière soi, qui certes vous donnent la force d'être ce que vous êtes aujourd'hui, au prix qu'ils ont coûté. Des moments douloureux, on en a tous vécu à nos vingt ans, les raconter aujourd'hui nous font sourire béatement ; ceux qui viennent par la suite, ma foi, j'en sourirai peut-être à cinquante ans, mais crime ! que cette séance fut intense. C'est indiscutablement un très grand film, à ne voir assurément que quand le mood y est. La balade du retour, dans le grand vent d'Hochelaga en ce premier moins cinq de l'année, m'aura on ne peut mieux débarbouillé.



Quant à Vanessa Paradis, mon dieu ! quel chemin parcouru depuis Joe le Taxi.

dimanche 6 novembre 2011

Vive le libéralisme !

Cherchez l'erreur dans le cliché ci-dessous :


A/ Le trop faible nombre de taxis jaunes (seulement deux sur sept véhicules, impropre à Manhattan).

B/ La tentative invraisemblable du cycliste de couper la 7e Avenue au feu rouge.

C/ La présence de Mahmoud Ahmadinedjad, paria parmi les parias de l'Axe du Mal, surplombant l'un des principaux carrefours de New York, à moins de cinquante blocs de Ground Zero ?

Les États-Unis m'étonneront toujours. Après tout, Xinhua vient de se payer une pub, assez médiocre il faut le dire comme à peu près tout le contenu qu'elle produit, tout en haut de Times Square. L'agence de presse officielle du gouvernement chinois en plein milieu de Broadway, vingt ans après la fin de la guerre froide et alors qu'ils en entament une seconde ? Vive la concurrence libre et non faussée !

vendredi 4 novembre 2011

Promenades en forêt

Avec le mois d’octobre splendide que gente Dame Nature nous a offert – l’été des indiens le plus doux depuis des lustres ? – j’ai été pris de nouvelles envies qu’on pourrait qualifier de sylvestres et, en l’espace de quinze jours, je me suis payé deux fins de semaines allongées « en forêt » pour observer la robe chatoyante des arbres dans Charlevoix, puis la froide splendeur gris-métal des gratte-ciels dans la jungle architecturale de Manhattan. Qui l’eut cru ? moi l’éternel enfant des villes, élevé au bitume des parkings sous-terrains sur lequel j’affinais mes patins à roulettes, c’est pourtant la nature exubérante, la collision des formidables forces de l’eau et du vent, qui m’a le plus séduit. New York ? Pfft !

Ainsi pour l’action de grâce, comme Felix Leclerc, j’ai été faire le tour de l’îleÇa m’a sans doute un peu moins plus qu'à lui, ou peut-être trop mais, justement, c’est si tranquille, ces 42 miles, que tout Québec s’en est venu ; Chemin Royal : de Sainte-Famille à Saint-Laurent, 42 miles d’autos collées pif au derrière, à tel point que chacune des fermettes ou épiceries du glorieux patrimoine agricole local, fromages à rôtir, chocolats, cidres et liqueur de cassis, se la joue Centre Bell, emplacements numérotés et placiers de circonstance à dossards orange fluo. On se serait cru un soir de série !

Pourtant, qui dois-je blâmer autre que moi, d’être allé foncer tête baissée dans l’un des coins les plus visités de la région alors qu’un improbable automne nous accordait un 25 degrés plein de soleil et de ciel bleu ? Et certes ce fut en tout point admirable pour observer les Couleurs, la grande célébration annuelle des Canadiens dans leur nature chérie, sorte de Thanksgiving animiste remerciant les beaux arbres plus que les autochtones, mais Dieu sait qu’ils sont beaux ! (Aparté rapide : je tombai la semaine passée sur un long et passionnant article d’un AdBusters de 2007 intitulé « What is Canada for? », dans lequel un sociologue de Vancouver expliquait comment le Canadien standard se croyait, dans son approche de lui-même et dans la perception de soi qu’il offre au reste du monde, intangiblement et nécessairement lié à la nature sauvage, indépendamment de son respect ou non pour l’environnement ; il est vrai que les scandales environnementaux et les dérèglements agroindustriels abondent dans ce pays encore si vierge… du moins dans le regard européen. Tout cela pour conseiller donc à ceux que l’anglais ne rebute pas la [re]découverte de ce très bon fanzine).


Et si l’île d’Orléans m’a moyennement séduit, la route du fleuve dans Charlevoix, là où le Saint-Laurent, dans le dialecte local, devient « la mer » sans en démériter l’appellation, alors là, oui, ce fut formidable. Saint-Féréol, Petite-Rivière, Baie Saint-Paul, le Cap-aux-Oies : quelle merveille pour la rétine, quel déchirement fulgurant du rouge le plus amoureux, de l’or le plus scintillant sur un ciel azur profond comme l’espace qui s’étend sous la main, le long du cours d’eau le plus large peut-être de l’hémisphère nord. Lorsque l’on quitte la 138 et que l’on se laisse descendre, tous freins tirés à cran, sur la côte abrupte de Rivière-Saint-François, on échoue sur une jetée taillée à grands coups de pioche dans le bonheur même : l’océan presque est devant soi, un vent entêtant vous décoiffe puis vous dénude, on cherche rapidement un abri dans sa voiture hermétique et si chaude et lorsque l’on se retourne ce sont toutes les collines du Québec qui vous surveillent chaleureusement dans leur manteau aux teintes rastafari. On vogue doucettement dans des paupiettes d’argent, dans un cotonneux nuage d’émerveillement. Charlevoix en octobre, c’est comme être sous mescaline au réveil, les crampes au bide en moins. Les couchers de soleil y sont faramineux, les maisons parfois croches en le revendiquant, les citrouilles célébrées comme il se doit à l’approche d’un Halloween qu’on imagine rustique et
supersized.


Et puis… la gentillesse des gens ! le charme, la ruralité rassurante de leur accueil ! Ce blogue ne se veut aucunement guide de voyage ni plateforme publicitaire, mais courrez donc ici
, c’est une formidable petite auberge dont vous me direz des nouvelles, tenue par un couple adorable ancré dans la région depuis Samuel de Champlain ou presque, qui l’a retapée et décorée d’un goût chiche et bon, et qui vous y prépare des déjeuners familiaux à ne plus vouloir quitter la table. Pourtant lorsque l’on descend jusqu’à la toute proche plage de la Petite-Malbaie, c’est un ahurissement nouveau qui vous saisit, et la perspective de longer toute cette côte du fleuve, qui s’avère ferrée, dans quelque wagon chaud du plus grand romantisme.


Romantique, c’est tout à fait l’image que je me faisais de Manhattan. La Ville parmi les villes, le cœur du monde moderne, le laboratoire du monde futur, le paradis des promeneurs, des fureteurs, des amoureux. New York en octobre…. Autumn in New York, c’était la première toune d’une gentille compilation de jazz intitulée NY for lovers, une ballade de Louis Armstrong et Ella Fitzgerald, ainsi que, je le découvre à l’instant, un film où Richard Gere culbute enfin Winona Ryder, peut-être sur le morceau en question, je l’ignore (il conviendrait certainement à quelques mouvements très lents, un missionnaire doux et intime des premières semaines d'amour, peut-être sur un canapé sous un rayon de soleil, un dimanche à 15h tandis que le café refroidit).

Quant à Manhattan, c’est en célibataire que je l’ai abordée, cela jouait peut-être, encore qu’il ne m’a point fallu de blonde pour faire de Paris la mienne, les quelques dix mille après-midi que je l’ai arpentée, embrassée, montée (la Butte évidemment), pénétrée (les tunnels de Ménilmontant), piétinée (chacun ses fantasmes), bouffée des yeux et carressée avec passion. Mes premières promenades new-yorkaises, pour aériennes et maritimes qu’elles furent, ne m’ont point encore transcendé, les vingt et quelques millions de fiers Yankees qui la peuplent ne me sont point apparus – mais où diantre se cachent-ils ? -, la ferveur légendaire du soutien qu’ils portent à leurs équipes, certes en plein lock-out NBA, m’a paru assez fade et le premier hot-dog que je commandai, excité, au pied du Rockefeller Center, me fut chargé 5 dollars. Tant mieux : j’ai rapidement repris mes réflexes de la Chine et marchandé ferme pour les bretzels, sous l’œil amusé des marocains et albanais qui tiennent tous ces merveilleux petits stands de nourriture de rue qui rappelent Bangkok.

Et de fait, s’il y a bien une chose qui occupa activement ces trop courtes heures, ce fut un intensif magasinage ! Qui a nié que New York était la capitale mondiale des shoppers et de leur mutation extrême les shopaholicsDes Woolberry Outlets à la 5e Avenue, le mouton de Buy-Urge (ouh, that’s a nice one!) qui se cachait en moi s’est re-bêêêlé, et j’abdiquai ma fourrure monétaire pour quelque plus douce et plus tendance fourrure labellisée. Pyjama Jackies, chocolats Godiva, le Disney Store bien entendu, mais la grande nouvelle pour le tout Manhattan – et les boroughs aussi, assurément – c’était l’ouverture, après d’interminables années d’attente, d’un immense UniQlo sur la 5e, juste en face des Cartier et Versace. La mode japonaise à petit prix pour concurrencer le grand luxe ? La vraie révolte des indignés n’était pas dans Wall Street mais ici, dans le sanctuaire des marques. "Occupons l’UniQlo !" ont crié les jeunes de l’Amérique, et assurément c’était fou, les néons, les enseignes lumineuses, les cris et les files d’attente, quoi donc, pour un tricot rayé à douze piasses ? Mais ma p'tite dame, il est isotherme et à ce prix-là, ce serait criminel de refuser. Le magasin, à mon avis, n’a pas désempli depuis.

 Comment ça je fais de la publicité une seconde fois dans un même article ?

Pour revenir sur le poète des débuts de cet article, le plus bel hommage à Felix Leclerc qui m’ait été donné de vivre n’avait rien à voir avec sa tombe perdue dans le petit cimetière de l’île, en face de St-Anne-de-Beaupré et sa pachydermique cathédrale, tombe que les touristes ignoraient gaiement à mon immense surprise, friands qu’ils étaient d’aller toucher les cerfs et s’imbiber de gastronomie orléanaise, mais deux semaines plus tard lors d’une touchante soirée de contes donnée à la Maison de la culture Frontenac par les semblerait-il cultissimes Kim Yaroshevskaya et Jocelyn Bérubé. Lorsque ce dernier partit d’une longue histoire mignonne sur quelque épi de maïs heureux d’en terminer avec l’été et la vie si c’est pour devenir le pain, indispensable à l’homme, et que les dernières paroles de son récit entamèrent dans un fondu enchaîné délicieux les premiers vers de l’Hymne au Printemps, alors toute la salle – comble ! je suis miraculeusement rentré avec le billet de réserve n .54 – entonna d’un seul chœur la chanson, sourire en bouche assurément, et larme à l’œil. Ah que c’est parfois formidable de vivre dans un quartier de vieux, d’observer ces quelques résurgences tenaces de la grande histoire francophone du Québec et de sentir un tel amour pour le bon mot dans le cœur des vieilles dames !

jeudi 3 novembre 2011

Oyez Montréalais, voici enfin votre porte-parole


J’avais un a priori horriblement négatif sur le collectif de théâtre Le Projet Porte Parole. Ayant collaboré avec eux à l'automne dernier, j’en étais resté sur un amateurisme profond, fait de deadlines non respectées, de documents informatiques au mauvais format, de retours en arrière et d’hésitations, pour déboucher au final sur l’annulation pure et simple des deux représentations prévues de leur nouvelle création – ou plutôt work in progress : Seeds, sur les méfaits des quelques géants de l’agroindustrie américaine. La direction avait fini par estimer que la pièce n’était pas prête. J’ai maudit leur organisation de travail, mais je les jugeais sans rien savoir sur deux qualités qui sont inhérentes à la vocation d’artiste et que, ce soir, j’ai bien dû leur reconnaitre : la richesse de leur démarche scénique et la franchise, l’engagement, la passion avec laquelle ces créateurs se jettent dans leur projet. Ce que j’ai vu, ce 3 novembre à Frontenac, c’est peut-être bien la meilleure pièce de théâtre de ma vie.




Premier point : l'oeuvre est admirablement bilingue. Voici un tour de force qui m’avait enthousiasmé à mon arrivée à Montréal, dans les conférences des Grands Ballets et autres productions d’ampleur internationale : la facilité avec laquelle les intervenants passent du français à l’anglais, de l’anglais au français, sans la moindre traduction, en toute continuité, parfois même en plein cœur d’une phrase, et cela sans que personne dans le public ne s’en offusque. Sans guère vouloir m’engager dans le débat qui secoue le Québec bien plus sûrement que son unique faille sismique, Sexy Béton (la pièce de ce soir) m’a de nouveau fait miroiter la joie et la richesse nichées, timides, au sein d’une société qui s’assumerait parfaitement bilingue. Deux valent toujours mieux qu’une, n’est-ce pas ? Et rien à voir avec le prétendu affaiblissement de la langue dite minoritaire : à lire sur kijiji le français tel qu’il est écrit à Laval ou à Repentigny, nous n’avons point besoin de l’anglais pour nous tirer des balles dans chaque orteil. Non, pensez plutôt à une société formée d’individus qui auraient intégré, et solliciteraient avec un égal bonheur, deux langues dans leur totalité, donc deux systèmes de pensée, deux façons d’aborder jusqu’aux couleurs, aux sonorités, aux émotions. N’en serait-elle pas deux fois plus forte, deux fois plus profonde ? Ce rêve pieu, au demeurant, est d’autant plus exigeant vis-à-vis des Anglophones : que tous se jettent dans l’apprentissage du français avec la même avidité que mon premier colocataire ! Ils auraient bien tout à gagner : plutôt que de passer pour un avatar plate et trop gentil des Américains, ils deviendraient aux yeux du monde, et surtout de leurs voisins arrogants et grossiers, « the people who can speak French », éduqués et charmeurs.


 

Je m’égare un peu, mais il faut dire que Sexy Beton était, quoique avec ses problèmes québéco-québécois, assurément politisé. Toute la démarche de la compagnie l’est : car nous sommes dans le domaine encore inexploité du théâtre documentaire. Le concept : traiter un sujet de société, idéalement une enquête non aboutie sur un scandale dont la victime est le peuple et le coupable la machine étatique ; tenter de démêler les fils en menant un véritable travail de détective ; retranscrire tout ceci sur la scène pour interpeller un spectateur que l’on attend citoyen. Dans ce cas précis, c’est donc de béton qu’il s’agit, en l’occurrence du viaduc de la Concorde
 qui s’est écrasé en septembre 2006 sur l’autoroute 19, coûtant la vie à cinq personnes, en laissant six handicapées et modestement indemnisées par la SAAQ au prétexte que cet effondrement fut classé « accident de voiture ».



La démarche, d’emblée, est originale : les deux acteurs principaux se présentent sous leur réelle identité, prénoms et profession – acteurs, bien entendu. À les croire, et à moins que tout ne soit qu’un vaste jeu de piste, ils sont eux deux, seuls et en qualité de citoyens, à l’origine de la démarche, entretenant l’espoir de remonter à l’origine de la catastrophe pour enfin obtenir la justice dans une cause qui n’est même pas la leur. Ils ont passé plusieurs mois à retrouver témoins, victimes, ingénieurs, ouvriers, leaders syndicaux, et jusqu’à deux figures phares de la vie publique montréalaise : l’ancien premier ministre Pierre Marc Johnson, président de la commission d’enquête du même nom qui conclut à une répartition si inextricable des responsabilités que personne ne fut condamné ; et l’avocat Julius Greyspécialiste en libertés individuelles, autrement dit en causes perdues. Tous sont campés sur scène par des acteurs éblouissants, polyglottes, poly-émotionnels, capables de passer du dur au mal, du sérieux au bouffon, toujours dans le plus grand respect de la vérité du terrain.

C’est donc un véritable travail de détective qui est mené, les entretiens sont fidèlement retranscrits (parfois même complétés de réels enregistrements) et l’on remonte avec les deux protagonistes le fil ténu d’un mystère qui ne devrait pas en être un : mais à qui donc la crisse de faute si ce maudit viaduc n’a pas tenu ? En premier front bien entendu la mafia, les cercles d’affaires italiens, la collusion terrible entre public, privé et criminel dans le domaine de la construction au Québec. Inutile d’insister, la presse en fait écho jour après jour. Après une haletante poursuite de près de trois heures – c’est déjà long au cinéma, alors en arts vivants, ouf ! – le spectateur passif reste évidemment sur sa faim : personne à vilipender. Mais si des noms étaient tombés, si une responsabilité avait été déterminée, on l’aurait su bien avant de venir au théâtre. C’est même au contraire une horrible réalité qui s’impose peu à peu : certains coupables étaient à mots couverts clairement indentifiables, mais ce sont les victimes qui ont renoncé ; peur de s’exposer, peur de s’engager, d’y perdre du temps, de l’argent, des cheveux et des nerfs, bref la vie, qui ne vaut pas grand-chose pour le gouvernement québécois – « Vingt-huit ans ? peut-être 150.000 dollars », glissera distrait Julius Grey – mais qui reste trop précieuse pour ces gens qui se sentent dépassés et ont peur de tout perdre.

A la fin des courses, deux coupables : les accidentés donc, accusés d’avoir jeté l’éponge et qu’on excuse aisément ; la machinerie faussement démocratique et assurément bureaucratique de nos gouvernements occidentaux, l’hydre aux neuf têtes qui se soutiennent et se protègent. Coupez-en voir une, trois autres vous assailleront. Votez pour l’opposition, le cabinet suivant sera pire encore. Le message pourrait avoir un vrai goût de béton si la pièce, intelligemment, ne se terminait sur une ode au théâtre, invoquant Shakespeare et Molière, et à la fonction d’artiste en général : certes nous, petit peuple, ne pouvons faire grand-chose, mais que le barde commence par dénoncer sur la place publique, alors peut-être quelques David, 10% estime l’avocat, parviendront à faire tomber, occasionnellement, au prix de bien des larmes et des efforts, un Goliath pour la gloire.

La pièce est présentée tout le mois de novembre dans différentes Maisons de la culture. A ne surtout pas manquer !

jeudi 20 octobre 2011

Ah, les Juifs...

Il m'aura fallu deux jours à peine pour dévorer mon premier (et son plus court, certes) roman de l'ancien enfant terrible de la littérature anglo montréalaise : L'Incomparable Atuk, du non moins incomparable Mordecai Richler. Ô joie ! après avoir bêtement ri, d'une bouche qui s'ouvre rarement aussi grande, aux attaques d'un Jonathan Safran Foer ou d'un Shalom Auslander - deux auteurs à mettre sur votre prochaine liste de Noël - narrant les péripéties toujours très autobiographiques de Juifs à la recherche de leur passé en Ukraine ou de leur futur dans quelque banlieue résidentielle de l'Amérique conservatrice, j'ai enfin pu partager un petit peu de ce que la légendaire autodérision juive avait à offrir : puisque cette dérision sublime est le plus souvent tournée non point vers un peuple dans l'absolu mais vers l'insertion, la survie, la raison d'être de ce peuple dans un environnement précis, elle devient souvent prétexte à rire, sourire, aimer ledit environnement lui-même plus que la judéité dans son ensemble. Or pour une fois, cet environnement, c'est plus ou moins le mien. Plus que de rire sur les Juifs, Richler ici se rit du Canada, de ses désirs et de ses craintes, de la bigoterie panthéiste - juive bien sûre mais aussi chrétienne orthodoxe ou encore profondément libérale - qui en frappe les classes sociales les mieux installées, et de l'incontournable interaction, tango passionné dansé sur un seul pied, entre les États-Unis, leur pouvoir politique, culturel, militaire, et leur grand voisin du nord, apeuré dans sa nuit boréale et le ressentiment séculaire d'avoir chassé le pauvre Inuit qui reviendra se venger.

Dans une grande ronde burlesque, c'est donc tout le monde qui en prend pour son grade : l'Inuit lui-même, Atuk qui a donné son nom au roman, devenu du jour au lendemain étendard national par la grâce de quelques poèmes délibérément naïfs et archaïques ; sa famille, entassé à douze dans une cave et qui ne sait du rien du monde, ni des papiers verts ornés du profil de la Reine ("Elle n'est pas très belle, ces papiers ne doivent donc rien valoir") ni des règles de la bienséance qui veulent qu'on n'attache point une femme pour lui faire l'amour à huit gros ados à la fois ; la bonne société canadienne qui se repent soudainement d'avoir aussi longtemps ignoré les vrais premiers habitants du continent, les laissant moisir dans leur sauvagerie ; les médias, les monopoles industriels, la vacuité des intellectuels, la schizophrénie des élites religieuses composées de pervers et de saoulauds bien plus inquiétés par leur image à la télévision que par le salut de leurs ouailles ; et jusqu'à l'innocence pure, la belle Bette Dolan au coeur si blanc, inconsciente de tout ce qui se trame autour d'elle, qui ne garde sa virginité que pour ceux qui ont vraiment besoin d'aide et qui se rend compte que c'est si bon d'aider qu'elle en offrira sa "charité" au tout Toronto de l'époque.


On baigne ainsi dans une certaine confusion en cet automne de 1962, dans une hystérie nationale également, suite à l'intrusion - et la disparition - d'un modeste agent du FBI dans les vastes abandons de l'arctique canadien. Un Federal Bureau qui a probablement pas mal d'autres chats à fouetter en cette période de crise des missiles de Cuba, bien évidemment totalement absente des propos de Richler, encore que Rory Peel, le rat du commerce qui condescend à recruter une femme de chambre allemande pour se prouver qu'il ne leur garde aucune rancoeur, passe le plus clair de son temps à peaufiner un abri qu'on devine anti-nucléaire. Mais ce n'est absolument pas de cela qu'il s'agit : il s'agit de définir ce qui fait le Canada, les Canadiens, notre culture et notre fierté. Il ne reste malheureusement pas grand chose à se mettre sous la dent ("Il fallait proposer à la commission royale quelque chose de vraiment canadien, seulement les téléspectateurs demandaient un programme divertissant ; c'est pour cela que personne encore n'avait jamais réussi à ficeler un projet"), et c'est ce qui fait tout le bonheur de ce petit récit ainsi que tout l'amour de l'auteur pour sa propre patrie.

Il n'y a d'ailleurs pas que du ricanement primaire dans cet ouvrage, mais aussi quelques vieilles gifles à la face de tous les peuples du monde comme pour leur apprendre à mieux aimer leur prochain quelle que soit la couleur de sa peau. A la tirade du vieux professeur juif sur l'ivresse du goy condamné à être paysan ou hockeyeur ("Regarde, regarde comme ils s'attachent à la bouteille. Tu sais pourquoi ? Ils ont appris à lire et n'en supportent pas le poids. Le savoir n'est pas naturel à la condition du goy. La vie est devenue trop complexe pour le goy. Qui est-ce qu'il vénère ? le cow-boy. Au grand air sur un cheval, mal lavé, plein de puces, bouffant des binnes en canne bien haut sur sa selle, voilà le goy heureux dans son état naturel."), répond le point de vue de l'Eskimo - pourtant vénal, manipulateur et amateur de poisson surgelé - qui recadre sans plus de commentaire la raison d'être d'Israel : rendez-nous notre terre ancestrale, les dieux nous l'ont promise, c'est écrit dans le Livre. Ben voyons donc, ricane le Juif : "Nous avons tous un Livre. Seulement, le Canada maintenant c'est notre pays, vous ne pouvez pas nous en chasser comme... comme de vulgaires Arabes." 

La fin de l'histoire tourne légèrement en eau de boudin ; on en restera avec émerveillement au bel amour qui naît entre le sergent Jock Wilson déguisé en femme pour enquêter sur les étudiants mâles d'un campus imaginaire et le, anciennement la, journaliste Patty / Jean-Paul McEwen travestie en étudiant mâle pour enquêter sur les nouveaux réseaux de prostitution universitaire (tout de même, l'amour, ça ne s'explique pas) et on ira très vite écouter Le monde de Barney, adaptation cinématographique du roman du même nom, prétendue pépite de Richler acclamée par la critique canadienne... tout autant qu'états-unienne !