jeudi 10 juin 2010

Frontenac : petites fiertés post-industrielles

Légèrement désœuvré hier après-midi, je me suis mis en tête d'apprendre par cœur le nom et la localisation de tous les arrondissements de Montréal. Ne riez pas : c'est autrement plus ardu que de compter de un à vingt. Et j'y ai découvert un fait qui a bouleversé le reste ma journée : j'habite officiellement dans Ville-Marie. Aux extrêmes confins orientaux, certes, mais les deux pieds dedans. Pas chez ces gueux de Mercier-Hochelaga-Maisonneuve. Eh oui !

Car Ville-Marie, d'après Gérald Tremblay lui-même, c'est « un écrin historique et touristique, reconnu comme le centre des affaires, le cœur des activités économiques et de divertissement de Montréal ainsi qu’un haut lieu de diffusion culturelle et de savoir. » Quelle classe ! Rien que le Vieux-Port, c'est 4.000 résidents pour 15 millions de visiteurs annuels (une sorte d'Andorre québécoise ? Hmm, non ; l'alcool n'y est clairement pas détaxé).

Hostie ! Fi des touristes, il n'y en a point dans mon quartier, et c'est bien agréable. Tout le monde se dit bonjour dans la rue, jeunes et moins jeunes prennent possession des perrons au premier rai solaire, torses nus, gitane au bec. Des chiens – des gros. Des voitures seconde main, invariablement ornées d'un drapeau du CH. Frontenac à Montréal, c'est le fantôme du Québec franchouillard et laborieux, niché comme une tique au cœur de la cité polyglotte et glamour que le gouvernement d'Ottawa, à en croire la presse francophone, voudrait voir encore un peu plus dans le moule nord-américain.

Contrairement aux banlieues parisiennes où s'entasse, du moins l'imagine-t-on car elle est plus visible, la populace des minorités visibles, contrairement, en ce qui nous concerne, aux faubourgs de Parc-Ex ou de la Petite-Bourgogne (ah.... mon premier point d'attache montréalais, j'y reviendrai sans doute très vite), très peu d'immigrés à Frontenac. Surprenant pour un quartier où la gentrification progressive, qui fait suite à l'installation croissante de firmes médiatiques aux alentours, peine encore à masquer les terrains vagues et les adeptes du tuning, le chômage et les foyers surpeuplés, les pauvres gens qui parlent seul sur le trottoir. Pour autant : pas de noirs, trois Chinois dans ma rue, point barre. Un vrai carrefour polonais toutefois, sa pâtisserie, son Polski Dom, ses pierogis à la choucroute dont je me goinfre allègrement chaque fois que mon portefeuille m'y autorise. Et la plomberie fonctionne au poil. Néanmoins le fait est : on reste largement entre blancs.

C'est qu'à l'entrée d'Hochelaga (amusant de constater combien je me targue de n'être administrativement pas part de ce taudis pour mieux me le réapproprier comme le quartier où je prétends vivre par solidarité), on a encore la fierté de son histoire !

Hochelaga : le nom est plus ancré dans les siècles que Ville-Marie lui-même, toponyme du premier site « officiel » de Montréal, fondé par la mission royale en 1642. Loin auparavant s'épanouissait déjà, sous une solide palissade de bois, le hameau de Hochelaga, ce qui signifierait « le repaire des castors » en langue mohawk – de la confédération iroquoienne, laquelle ferrailla ensuite un sacré bout de temps contre les Français (on notera au passage que Kanata, dans le même dialecte, signifie tout simplement « village », quoique ce soit aujourd'hui le deuxième pays du monde par sa superficie ; m'enfin, ne parle-t-on pas du village planétaire ?). Renaissant insignifiant en 1870 sur les ruines de son prédécesseur, Hochelaga devient dès 1883, par la grâce du Quai Déziel qui permet aux armateurs de gagner sérieusement du temps au débarquement, la première des grandes banlieues industrielles rattachées à la municipalité de Montréal. Les deux sœurs ne se sont plus quitté depuis, malgré quelques sautes d'humeur dans l'avant-guerre.

Et si les cheminées d'usine, pour l'essentiel, ont fini par s'éloigner en banlieue autant que les Indiens, il reste autour de la rue Frontenac quelques traces bien visibles. Ainsi la brasserie Molson, dont le seul nom donne envie d'uriner, présente sans discontinuer depuis 1786. Ainsi encore cette remarquable bâtisse de brique rouge, dont le décompte impassible des heures me fait de tacites reproches chaque soir que je rentre après le couvre-feu envisagé. Je l'admirais sans la connaître ; le mignonnet, quoique légèrement inutile, Ecomusée du Fier Monde m'apporta la réponse : il s'agit de la fabrique des cigarettes MacDonald, encore en activité à ce jour, et qui fut en son temps réputée de Toronto à New York pour le mauvais traitement exemplaire qu'elle infligeait à ses ouailles : travail infantile, cadences de douze heures, salaire misérable. Bière, tabac ? Il n'y avait pas que du poison, la fortune de Montréal s'étant essentiellement bâtie sur le braconnage, cuir et fourrure et tous leurs dérivés : chapeaux, chaussures, textile. Révolution industrielle.

Frontenac, désormais, ce sont de minuscules et charmants jardins publics tout juste bons à accueillir un banc, des jardins communautaires sur lesquels s'escriment de vrais maraîchers amateurs, autrement moins dilettantes que les bourgeois de la Butte-Bergeyre ; et des restaurants ouvriers où l'on vous sert pour sept et quatre-vingts de copieux entrée-plat-dessert-café à vous provoquer des relents pour trois jours. Alors que je m'évertuais à descendre hier un hambourgeois petits pois nappé de sauce brune, je tendais une oreille distraite aux conversations du quartier. La serveuse acquiesçait patiemment aux larmoiements d'une vieille fêlée sur un pauvre gamin qu'un huskie avait dévoré la veille, quelque part dans Longueuil. Dramatique j'en conviens ; néanmoins marginal dans l'effrénée marche du monde. Seulement, depuis l'élimination du Canadien des séries, il faut bien trouver de quoi râler qui nous concerne un peu.

Petits malheurs quotidiens, ivresses, interventions de police. Assiettes de frites gargantuesques, line-ups sans fin aux arrêts de bus. Sur le chemin du retour, quelques tarés de plus adressaient la parole au poteau d'Hydroquébec, tandis qu'un punk entièrement percé exhibait ses tatouages sous une salopette sans chemise. Posté à mon balcon, j'inspirai longuement en jetant des regards distraits au pont Jacques-Quartier qui s'ouvrait à main gauche. Un fond de mauvaise techno s'éleva d'une auto. Eh maudit ! sommes-nous vraiment dans Ville-Marie ? Ca ne m'importait plus : je suis chez moi à Frontenac, et c'est très bien comme ça.

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