mardi 29 juin 2010

Du Kungfu !

Bon, voilà, c'est vrai : j'ai été voir Karate Kid. Au cinéma un mardi soir (5,75$ au Quartier Latin), encerclé par des hordes d'adolescents boutonneux crachant leur popcorn par les narines à chaque plaisanterie vaseuse. J'y ai été en traînant un peu les pieds - m'étant promis une ou deux tirades sur ce même blog contre la Saint-Jean-Baptiste ou le Festival de Jazz.

Pourtant, je l'avoue sans honte : j'ai pris bien du plaisir.


D'abord parce que, quand on décide pour un instant de lâcher prise et de s'adonner corps et âme à la junk-culture, le Quartier Latin est une sorte de mont Olympe, avec son ambroisie toute particulière à quatre et quarante le chien chaud, moutarde et relish à volonté. Les spectateurs se badigeonnent de soda et de barres chocolat, se jettent leurs pickles au visage et abandonnent au pied de leur siège, dans un joyeux bonheur porcin, la boue alimentaire dans laquelle ils se sont vautrés et avachis. Quelle ironie ! car sur l'écran, c'est la Chine millénaire qui défile, les montagnes pain de sucre du Guangxi dans le soleil couchant, la Grande Muraille à Mutianyu miraculeusement déserte de touristes. Un condensé de taoïsme en cent-quarante minutes.

Je m'installais donc sur mon siège circonspect. Mais dès le générique, surprise ! le grand Jackie Chan tiendra les premiers rôles (tiens, je le croyais persona non grata sur le mainland depuis ses propos sans langue de bois sur les Chinois et la liberté). Le film semble, au demeurant, co-produit par le gouvernement de Pékin, ce qui annonce d'emblée une série de cartes postales visuellement parfaites. Ca n'a pas loupé. L'essentiel de l'intrigue se situe dans les quartiers populaires à l'est de la Cité Interdite - bien que je ne parvienne pas à me décider de l'authenticité de la 北京中学 où se fait abondamment tabasser l'excellent Jaden Smith - et la première heure est un formidable enchaînement d'embouteillages dans les hutongs, de stands à malatang tout chaud, de violonistes prodiges et de gymnastes du troisième âge.
Le film vaut la peine d'être vu ne serait-ce que pour Jackie Chan en concierge dépressif, qui engloutit ses fangbian mian en écrasant des mouches sous sa casquette d'ouvrier. Pour des plans grandiloquents aussi - m'enfin là ça devient private joke - d'un Guoson Center en construction permanente, alors que tout un tas d'autres buildings étaient bien plus passionnants - et terminés... - à commencer par le Raffles City sur le trottoir d'en face  (voir l'image ci-contre).
d
On pardonnera alors allégrement les quelques incohérences géographiques et temporelles monstrueuses (la fête des amoureux en mai ? un A/R Beijing-Guangxi dans la journée, comme ça, juste pour le plaisir de gravir une montagne, alors qu'on parle au bas mot de 36h de train one way ?), et le happy ending qu'on ne peut s'empêcher de voir venir mais qui fait quand même du bien. La salle applaudissait à tout rompre. Je n'avais guère vu cela qu'à Katmandhu et Marrakech : faubourgs de villes pauvres, filmographie adaptée à l'intellect d'une moule ; et alors ? cela fonctionne, vive le petit peuple.

Reste à déterminer d'où les États-Unis tiennent cette passion du kungfu (ok, on supposera que les immigrants du Guangdong ont emporté avec eux, dans les années 70, toutes les œuvres des Shaw Brothers pour contaminer les Chinatown de Vancouver à SF...). Après le très réussi Kungfu Panda, et le visuellement brillant quoique un peu téteux Forbidden Kingdom, voici un nouveau coup de tonnerre pro-wushu venu des Amériques !

On est certes encore à des années-lumière des frasques délirantes de Tsui Hark et des premières créations de Wong Kar Wai (ah, Eagle Shooting Heroes.... un autre grand rôle de Jackie Chan !). Mais que vivent les co-productions !


dimanche 27 juin 2010

Un hiver en cage

Reste assis là et nie tout : le cigare entre tes dents, le jour dans tes yeux, la peau sous tes vêtements. Nie, nie, nie, et recueille-toi comme une bombe dans chacun de tes non, et ne t'arrête jamais d'être sur le point d'éclater, et n'éclate jamais.

Désireux de combler mes lacunes en littérature québécoise, j'ai été emprunter ce mois-ci à la splendide Ban-Q (on voit ici le hall principal) un ouvrage du non moins splendide Réjean Ducharme, dont le nom évoquait à mes compères montréalais autrement plus de souvenirs d'adolescence que l'obscur Jean-Yves Soucy précédemment introduit, et dont la tendance légèrement psychopathe à titrer chacun de ses ouvrages sauf un de jeux de mots stériles m'avait au préalable refroidi. C'est donc L'Hiver de force que j'ai tiré des rayons, et ce fut une très agréable surprise.

Mon péché – sévère – d'intellectualisme me pousse d'emblée à reconnaître que Ducharme n'est pas, plume en main, un auteur magnifique. Son écriture n'arrive point aux gougounes d'un Cendrars, qu'il admire lui-même via la bouche de ses personnages, ni même d'un Soucy dont la palette florale, le sens minutieux de l'observation du temps et des hommes, et un goût quasi floydien pour le silence attentiste qui précède le mot parfait, placent très nettement à mon sens au-dessus de Ducharme, d'un strict point de vue littéraire.

Celui-ci, néanmoins, possède deux forces : des héros attachants, un message clair à véhiculer. Lorsque tout finit par s'emboîter, aux deux tiers du roman environ, l'œuvre s'éclaire soudainement et la langue y gagne une puissance qui fait la marque des bons écrivains.

André (« Cher ») et Nicole (« Ma Colline ») sont, depuis l'enfance – ou du moins une scolarité bâclée ensemble aux Beaux-Arts – liés d'une affection prodigieuse, viscérale, dérivée très directement d'un mépris acharné qu'ils partagent pour tout ce qui est essentiel en ce monde. Carrières, prestige, richesse ; beauté, liberté, amour. Eux s'en fichent pas mal : ils ne désirent qu'une chose, qu'on leur foute la paix dans le deux-et-demi mal chauffé qu'ils partagent avec un chat malin près du parc Jeanne Mance, et dont ils ne paient plus le loyer malgré les récriminations du portier lituanien. Ils vivent la nuit, uniquement. Ils boivent, beaucoup, engloutissant les rares bidoux qu'ils dénichent ci et là dans la bière et le gin ; et lorsqu'ils n'ont plus le sou, ils re-visionnent pour la centième fois les vieux films français et américains que leur poste bicolore diffuse en seconde séance et dont ils connaissent de mémoire les répliques.

Nihiliste ? Pas encore ; car plus les quelques proches qu'ils tolèrent les déçoivent, plus ils s'enfoncent, cœur battant et en chantant, dans la misère matérielle et affective qu'ils recherchent. A tel point que tout finit par faire sens. Au demeurant, qu'auraient-ils besoin de prouver ? C'est que dans leurs discussions pleines de tendresse pointe une connaissance immense de la création artistique, dont ils maîtrisent l'histoire, les anecdotes et les propos sans aucune ostentation ; c'est que nuit après nuit ils arpentent comme une bible leur volumineuse et tâchée de beurre Flore Laurentienne, dévorant à pleines dents la vie de plantes que je ne saurais même pas distinguer à la vue ; et jusque dans leur propre métier, celui de correcteur d'épreuves – que j'occupais moi-même jadis en m'en cachant – et dont ils parviennent à sérieusement redorer le blason, nos charmants ivrognes s'élèvent au-dessus de la masse : ils sont les derniers garants de la justesse de notre langue, et donc de la capacité de l'homme sociabilisé à exprimer avec précision une idée, un fait, une émotion, merveille de notre civilisation d'homo bavartibus engloutie sous la multiplication médiatique des temps modernes, et que la profusion des paroles nées de sa démocratisation nivelle nécessairement vers le bas. Génération textos ? Non, Ducharme est visionnaire : les symptômes qu'ils dénoncent datent de 1974 !


On retrouve donc, presque, du John Kennedy Toole ou du Napoleon Dymamite : l'épopée de deux abrutis géniaux que la société rejette car l'acuité de leur perception du groupe les pose en ennemis. Moins hilarement cynique et stupide que les frasques de Ignatius Reilly, la lente déchéance des narrateurs est ici enveloppée d'une douce poésie urbaine, au gré des balades dans une Montréal qu'ils vénèrent la nuit autant qu'ils l'abhorrent le jour, rythmée d'une langue finalement riche dans son oralité : les dialogues sont hautement savoureux et me renvoyaient page après page au parler sautillant de mes nouvelles collègues venues de Warwick et Trois-Rivières.

Et pourtant. A ma grande surprise, on m'a appris que c'est un éditeur... français qui le premier a accepté de publier Ducharme. Sans doute les décisionnaires d'alors, intelligentsia étriquée, trop occupée à ferrailler avec les idéaux de la Révolution Tranquille – cercle hermétique qui en prend sérieusement pour son grade tout au long du roman – auront-ils considéré L'Hiver de force comme... un peu trop québécois ?

mardi 15 juin 2010

La maison sans les rêves

Cela faisait cinq ans, depuis la fin de mes années parisiennes, que je n'avais pas vu Cocorosie en spectacle ; entre temps, sur la seule foi de leurs trois premiers albums studio, les deux sœurs Cassady s'étaient imposées dans mon coeur comme l'un des groupes les plus émouvants de l'époque (bien que wikipedia les classe en... "inclassable" !). Cela faisait cinq ans également que je n'avais plus vraiment assisté à aucun concert d'une tête d'affiche internationale en Occident. Et ma foi - nouveau complexe de vieillissement avant l'heure : ce n'est plus du tout de mon âge, cette affaire-là.

Né en 1925, l'Olympia de Montréal est superbe : immense salle aux murs rouge baroque peinturlurés d'enluminures d'or, quatre bars dont deux idéalement placés dans les angles morts de la scène, et une jauge de possiblement 2.000 entrées debout, qui n'était sans doute pas loin d'être atteinte hier soir. Quelques signes ne trompaient pas, attestant que j'appartenais désormais à la génération des retraités du milieu : désir proche du néant de patienter dans la line-up qui s'étalait sur quasiment un bloc, et que jusqu'au bout j'observai s'effilocher ; station statique, debout bras croisés, durant les cinq premiers titres ; tympans proches de la rupture lors de chaque vague d'applaudissements. (On notera au demeurant que le public montréalais atteint des niveaux de décibels dont je n'ai pas souvenir en Europe : héritage anglo-saxon ? modification génétique née de l'habitude de hurler après les chiens dans le blizzard ?). Et lorsque la foule, jeune, essoufflée et heureuse, se mit en tête de quitter la salle après un seul rappel (set-list totale de seize tracks, on a vu mieux), je me suis patiemment quoique néanmoins solidement accroché à l'un des bars précités, sur le tabouret duquel j'ai observé la marée humaine refluer en feuilletant un magazine, échangeant quelques regards complices avec mon voisin désœuvré qui fut le seul spectateur ostensiblement trentenaire que j'aurais aperçu au final.

Anyway. Si je poursuis ma vie au Québec, tout devrait s'arranger.


Toujours est-il que, contrairement à mon esprit qui lentement mature (s'érode ?), notre duo Freak Folk a su rester parfaitement freak et même dévier légèrement vers le hard-core. Dans un show parfaitement rodé, au cours duquel Bianca a changé trois fois de costume, on passe un peu par tous les genres et par toutes les ambiances imaginables, avec toutefois une contrainte liée au fait que le seul vrai instrumentiste est un beat-boxer. Pour aussi talentueux qu'il soit - avec il est vrai un assez impressionnant solo en milieu de spectacle, l'ensemble souffre pêche sévèrement au niveau du renouvellement rythmique. Bianca a beau s'être initiée au oud et à la clarinette, Sierra a beau s'évertuer à sautiller de long en large des poignées de ballons "Smiley" à la main, l'ensemble du concert manque finalement de ce qui faisait autre fois la force de CocoRosie : la poésie et l'humour, la beauté féérique née d'expérimentations tendres au milieu du grand calme

Qu'il est loin le temps où la fratrie se produisait à quinze heures dans les festivals hippies, avec le sublime Spleen, brillant slameur à ses heures, d'une humilité magique à la rythmique. Je me souviens encore avec émoi de ce concert à Evreux, au cours duquel le bel éphèbe avait progressivement émergé au-dessus des Cassady pour asséner un rap très lucide au beau milieu de la foule, qui s'était écartée autour de lui telle la mer Rouge sur Moïse, avant qu'il ne regrimpe sur la scène pour redonner la parole à la harpe dans un fondu impeccable. Voilà sans doute ce que Cocorosie a perdu depuis mes chères années parisiennes : de la subtilité.
 

samedi 12 juin 2010

Teshigarawa - le buddha qui fait s'écrouler toutes les certitudes

Si dans cette folle fin de semaine, vous hésitiez encore entre aller fêter l'ouverture de la Coupe du Monde dans les cafés et bars mexicains, français, coréens ou grecs de la ville, admirer les voitures de course lors des célébrations du Grand Prix de Montréal à la Petite Italie, profiter de la fin du Fringe ou de l'ouverture des Francofolies, vous auriez malgré tout oublié l'essentiel : car après avoir été primé trois fois par feu le Festival International de Nouvelle Danse dans les années 1990, le plus bel amant que notre ville ait jamais porté en son coeur était de retour pour clôturer le FTA : Saburo Teshigawara.

Et son solo Miroku, créé en 2007, est venu rappeler au monde que, comme l'indique le nom de sa compagnie, Karas - ah, les corbeaux de Yasukuni.... - le Japon est, objectivement et irrémédiablement, le plus beau pays du monde.

 
(je m'excuse de systématiquement insérer des vidéos de promotion du FTA mais c'est incroyablement difficile de trouver plus pertinent sur la toile)

Non content d'être un vidéaste et plasticien reconnu, Teshigawara dessine également l'intégralité de ses spectacles : chorégraphie, exécution, sélection musicale, scénographie, costumes. Il avouera même, à l'issue de la représentation, avoir souhaité être aussi spectateur, ce qui s'avéra techniquement impossible. Fort dommage pour lui : nous autres avons hautement apprécié, et le festival s'est conclu sur une standing ovation de près de dix minutes.

Le plan feux est, au bas mot, l'un des plus somptueux qui m'ait été donnés de voir : une précision magistrale dans la définition du champ et de l'intensité de chacun des 192 spots (m'a-t-il semblé, quoique Teshigawara parle encore mieux l'anglais qu'une vache catalane) qui sont braqués sur lui, truffant l'épopée de l'avènement du buddha futur (le miroku) de références à Kubrick, d'une sorte de futurisme oppressant d'où jaillit, éblouissant, le sacré, le puissant.

Puissante également s'avère la gestuelle du maître japonais, qui en quelques instants de présence sur scène renvoie déjà à leurs cités-carton les plus éminents danseurs du hip-hop et de la tectonique (plutôt spécialistes d'un mire-au-cul jamais subtil), fait passer le moonwalk du King pour les lourdes bottes de Neil Armstrong et vous ferait signer d'emblée pour vingt minutes de copyrights dans la prochaine mouture de Baraka.


C'est intense : le jeune homme cherche, traverse plusieurs péripéties (je verrais bien dans l'épisode déjanté de l'ampoule quelque allégorie au secret de l'univers découvert par Prométhée, si ce n'était une interprétation étroitement occidentale), finit par comprendre quelque chose, capter une essence qui nous laisse démunis, et comme de sa chrysalide ressort d'une éprouvante - et ô combien 2001-odysséenne - mue qui fait de lui, enfin, le Miroku. Teshigawara termine alors sur quelques mouvements d'une fluidité exceptionnelle sur le ronron lancinant d'une cithare, juste lorsque l'on en venait à prier pour quelque passage calme, le son d'une violoncelle ou d'un hautbois. Justesse, maîtrise des durées et des distances, riche palette d'émotions et environnement visuel envoûtant : difficile d'exiger mieux en danse contemporaine.

Du coup je suis pris entre plusieurs feux : dois-je vraiment retourner vivre à Tokyo ? puis-je décemment élargir le trône d'or que j'ai bâti au Nederlands Dans Theater ? Possible. Allez, pas quand même : Bouddha harmonieux ou non, le vrai maître c'est le couple Lightfoot / Leon.
 

jeudi 10 juin 2010

Un peu de burlesque noir


Poursuivi ma semaine de danse contemporaine avec un amusant spectacle du collectif portugais Bomba Suicida, névrotiquement intitulé From me I can't escape, have patience! (inspiré du non moins névrotique poème éponyme : […] How fearsome! / I close my eyes and see / Gore, B horror films, Blood, guts, violence! [...]). Et vingt-quatre heures après la danse punk, j'ai ainsi eu la chance de plonger au cœur de la danse expressionniste.


Une chorégraphe, la timide Tania Carvalho, qui accompagne ses danseurs sur scène en jouant du piano, se permettant une composition qui tient rudement la route trois ans seulement après avoir commencé l'étude de la musique, c'est déjà original. Un spectacle créé sur des improvisations désespérées, né de nuits blanches à visionner et revisionner ensemble le Metropolis de Fritz Lang, voilà qui donne assurément le ton.

Et de fait, dans les accords tendus qu'assène Carvalho, dans les grimaces odieuses dont nous gratifient les quatre interprètes, il y a du Nosferatu autant que du Keaton. On est dans le plus pur burlesque, dans le théâtre bouffon. Les personnages bondissent, hurlent, tirent la langue ; leurs coiffures évoquent vaguement un Sangohan en plein combat, leur maquillage un avatar dégénéré de Frankenstein (je n'ai toujours pas décidé si Luis Guerra portait ou non un masque, mais son visage était décidément horrible). Dès le premier mouvement, j'ai pensé à cette troupe de théâtre complètement absurde de Condate auprès de laquelle Astérix et Obélix tentent de remplir leur chaudron.

La scénographie est d'autant mieux réussie qu'il n'y en a pas : une pénombre absolue, de laquelle un plan feux impeccable excise un étroit rectangle de lumière, qui fait office de prison virtuelle aux marionnettes qui y déambulent – un avisé spectateur, ostensiblement marié de frais à une Portugaise, soulignait à l'issue de la représentation une possible analogie avec les poupées du nord du pays. On voit bien que, tour à tour, les acteurs essaient de s'en échapper, qu'ils peinent à s'échouer dans des recoins invisibles, sur les murs immatériels de cette cellule insane. Car si expression il y a, c'est avant tout celle de la folie humaine, celle de l'incarcération dans sa propre conscience – d'où le titre. On y incarne des formes bestiales, primitives : qui un crapaud, qui un lombric, qui une poule niaiseuse et bornée. Des pulsions violentes ressurgissent : fécales, sexuelles, mais par dessus tout le besoin de vivre, de sautiller.

On est ainsi loin du vulgaire : chaque interprète s'empêtre dans sa propre folie avec un humour bondissant, impeccablement servi par une gestuelle agréable à défaut d'être géniale. La construction chorégraphique, au demeurant, prend tout son sens à mi-spectacle lorsque le retour impromptu des quatre danseurs à leur position originelle remet les compteurs à zéro, comme s'il était décidément impossible de fuir ses propres fantômes : fin du premier round, tout est à refaire. Pourtant, c'est le spectateur qui ressort K.O. Car, malheureusement, petit à petit tout s'enlise. Comme dans un combat de judo, une grosse deuxième moitié de l'action se déroulera au sol ; le piano-jury cesse de compter les points, ralentit, s'embourbe dans la répétition, et l'on en vient à se désintéresser des élucubrations terreuses de cette nichée de limaces quasi anencéphales.

Si le spectacle finit par mourir avec ses idées, il connut néanmoins vie pimpante et l'on ressort avec un sourire inversement proportionnel à la durée de la pièce (45 petites minutes). Une compagnie inventive donc, à qui j'ai envie de souhaiter la plus grande réussite dans l'avenir. C'est que l'expressionnisme, peut-être, n'a pas encore été poussé à bout, malgré quelques brillants chefs d'oeuvre.
   

Frontenac : petites fiertés post-industrielles

Légèrement désœuvré hier après-midi, je me suis mis en tête d'apprendre par cœur le nom et la localisation de tous les arrondissements de Montréal. Ne riez pas : c'est autrement plus ardu que de compter de un à vingt. Et j'y ai découvert un fait qui a bouleversé le reste ma journée : j'habite officiellement dans Ville-Marie. Aux extrêmes confins orientaux, certes, mais les deux pieds dedans. Pas chez ces gueux de Mercier-Hochelaga-Maisonneuve. Eh oui !

Car Ville-Marie, d'après Gérald Tremblay lui-même, c'est « un écrin historique et touristique, reconnu comme le centre des affaires, le cœur des activités économiques et de divertissement de Montréal ainsi qu’un haut lieu de diffusion culturelle et de savoir. » Quelle classe ! Rien que le Vieux-Port, c'est 4.000 résidents pour 15 millions de visiteurs annuels (une sorte d'Andorre québécoise ? Hmm, non ; l'alcool n'y est clairement pas détaxé).

Hostie ! Fi des touristes, il n'y en a point dans mon quartier, et c'est bien agréable. Tout le monde se dit bonjour dans la rue, jeunes et moins jeunes prennent possession des perrons au premier rai solaire, torses nus, gitane au bec. Des chiens – des gros. Des voitures seconde main, invariablement ornées d'un drapeau du CH. Frontenac à Montréal, c'est le fantôme du Québec franchouillard et laborieux, niché comme une tique au cœur de la cité polyglotte et glamour que le gouvernement d'Ottawa, à en croire la presse francophone, voudrait voir encore un peu plus dans le moule nord-américain.

Contrairement aux banlieues parisiennes où s'entasse, du moins l'imagine-t-on car elle est plus visible, la populace des minorités visibles, contrairement, en ce qui nous concerne, aux faubourgs de Parc-Ex ou de la Petite-Bourgogne (ah.... mon premier point d'attache montréalais, j'y reviendrai sans doute très vite), très peu d'immigrés à Frontenac. Surprenant pour un quartier où la gentrification progressive, qui fait suite à l'installation croissante de firmes médiatiques aux alentours, peine encore à masquer les terrains vagues et les adeptes du tuning, le chômage et les foyers surpeuplés, les pauvres gens qui parlent seul sur le trottoir. Pour autant : pas de noirs, trois Chinois dans ma rue, point barre. Un vrai carrefour polonais toutefois, sa pâtisserie, son Polski Dom, ses pierogis à la choucroute dont je me goinfre allègrement chaque fois que mon portefeuille m'y autorise. Et la plomberie fonctionne au poil. Néanmoins le fait est : on reste largement entre blancs.

C'est qu'à l'entrée d'Hochelaga (amusant de constater combien je me targue de n'être administrativement pas part de ce taudis pour mieux me le réapproprier comme le quartier où je prétends vivre par solidarité), on a encore la fierté de son histoire !

Hochelaga : le nom est plus ancré dans les siècles que Ville-Marie lui-même, toponyme du premier site « officiel » de Montréal, fondé par la mission royale en 1642. Loin auparavant s'épanouissait déjà, sous une solide palissade de bois, le hameau de Hochelaga, ce qui signifierait « le repaire des castors » en langue mohawk – de la confédération iroquoienne, laquelle ferrailla ensuite un sacré bout de temps contre les Français (on notera au passage que Kanata, dans le même dialecte, signifie tout simplement « village », quoique ce soit aujourd'hui le deuxième pays du monde par sa superficie ; m'enfin, ne parle-t-on pas du village planétaire ?). Renaissant insignifiant en 1870 sur les ruines de son prédécesseur, Hochelaga devient dès 1883, par la grâce du Quai Déziel qui permet aux armateurs de gagner sérieusement du temps au débarquement, la première des grandes banlieues industrielles rattachées à la municipalité de Montréal. Les deux sœurs ne se sont plus quitté depuis, malgré quelques sautes d'humeur dans l'avant-guerre.

Et si les cheminées d'usine, pour l'essentiel, ont fini par s'éloigner en banlieue autant que les Indiens, il reste autour de la rue Frontenac quelques traces bien visibles. Ainsi la brasserie Molson, dont le seul nom donne envie d'uriner, présente sans discontinuer depuis 1786. Ainsi encore cette remarquable bâtisse de brique rouge, dont le décompte impassible des heures me fait de tacites reproches chaque soir que je rentre après le couvre-feu envisagé. Je l'admirais sans la connaître ; le mignonnet, quoique légèrement inutile, Ecomusée du Fier Monde m'apporta la réponse : il s'agit de la fabrique des cigarettes MacDonald, encore en activité à ce jour, et qui fut en son temps réputée de Toronto à New York pour le mauvais traitement exemplaire qu'elle infligeait à ses ouailles : travail infantile, cadences de douze heures, salaire misérable. Bière, tabac ? Il n'y avait pas que du poison, la fortune de Montréal s'étant essentiellement bâtie sur le braconnage, cuir et fourrure et tous leurs dérivés : chapeaux, chaussures, textile. Révolution industrielle.

Frontenac, désormais, ce sont de minuscules et charmants jardins publics tout juste bons à accueillir un banc, des jardins communautaires sur lesquels s'escriment de vrais maraîchers amateurs, autrement moins dilettantes que les bourgeois de la Butte-Bergeyre ; et des restaurants ouvriers où l'on vous sert pour sept et quatre-vingts de copieux entrée-plat-dessert-café à vous provoquer des relents pour trois jours. Alors que je m'évertuais à descendre hier un hambourgeois petits pois nappé de sauce brune, je tendais une oreille distraite aux conversations du quartier. La serveuse acquiesçait patiemment aux larmoiements d'une vieille fêlée sur un pauvre gamin qu'un huskie avait dévoré la veille, quelque part dans Longueuil. Dramatique j'en conviens ; néanmoins marginal dans l'effrénée marche du monde. Seulement, depuis l'élimination du Canadien des séries, il faut bien trouver de quoi râler qui nous concerne un peu.

Petits malheurs quotidiens, ivresses, interventions de police. Assiettes de frites gargantuesques, line-ups sans fin aux arrêts de bus. Sur le chemin du retour, quelques tarés de plus adressaient la parole au poteau d'Hydroquébec, tandis qu'un punk entièrement percé exhibait ses tatouages sous une salopette sans chemise. Posté à mon balcon, j'inspirai longuement en jetant des regards distraits au pont Jacques-Quartier qui s'ouvrait à main gauche. Un fond de mauvaise techno s'éleva d'une auto. Eh maudit ! sommes-nous vraiment dans Ville-Marie ? Ca ne m'importait plus : je suis chez moi à Frontenac, et c'est très bien comme ça.

mercredi 9 juin 2010

Golpe : un coup pour rien

Tout au bout du Canada oriental, dans les provinces atlantiques, il y a un territoire obscur, haut-lieu de l'histoire du peuplement du continent, tout à fait oublié aujourd'hui sur la carte : la Nouvelle-Écosse. De la Nouvelle-Écosse, je ne connaissais guère que la ScotiaBank (on construit son imaginaire avec les éléments qu'on possède). Désormais, il y a aussi Tammy Forsythe.


Mon opinion, relativement anodine, sur cette province était plutôt positive jusqu'à hier. La Banque Scotia, en effet, s'est rapidement développée pour devenir l'une des plus importantes institutions d'Amérique du Nord et un partenaire financier implanté dans plus de 50 pays. Pas inconsciente du potentiel économique vertigineux que constitue l'immigration croissante vers le Canada, elle fournit des efforts relativement appréciés pour séduire les nouveaux venus, avec des comptes à frais zéro, un site Internet disponible en chinois et un programme jeunes entièrement axé sur le hockey (votre bambin y gagnera une collection de cartes signées par ses nouvelles idoles du Canadien) : wahou.

Tammy Forsythe, elle aussi, cible les étrangers. Toutefois, elle a raté le coche du hockey. La plaquette indiquait, entre autres élucubrations métaphysiquillisibles sur le sens de la vie, que Forsythe parle "des peuples de Venezuela, Honduras et Palestine", mais aussi que sa gestuelle "se nourrit aux impulsions des basketteurs : les jeux de jambe, l'habileté des mains". Vaste programme.

Comme on pouvait s'y attendre, c'est chorégraphiquement assez mauvais (à l'exception de Forsythe elle-même, on eut tiré plus de mouvement d'une pièce de bois sur un billot), musicalement horripilant (qu'attendre de mieux d'une non-chanteuse qui tente de couvrir une non-bassiste qui tente de couvrir un non-batteur ?) et politiquement assez pauvre : la CIA agent du diable, on le savait depuis longtemps. Le seul intérêt est visuel, dans une scénographie relativement réussie malgré la redondance des signes anarchistes, et dans l'admirable minois de la danseuse sud-américaine Gelymar Sanchez, qui malheureusement opte pour un jeu d'expressions relativement proche de celui de David Blaine, dont le regard fixe donne envie de lui briser les deux genoux d'une puck bien sentie.
 


Aux trois quarts d'heure pourtant, une ébauche de construction se fait jour, tant musicale que narrative. Sous le message premier, évident (les méchants États-Uniens ont cautionné plus de coups d'État en un siècle d'impérialisme latino-américain qu'il n'y a de nid-de-poules sur le Plateau), un autre propos émerge, déjà plus pertinent pour une représentation montréalaise : nous, Canadiens, sommes un peuple trop soft ; nous avons peur du conflit, peur de nous engager pour une cause, et telle l'autruche nous fourrons les deux yeux dans des trous plus profonds que les nid-de-poules précédemment cités. Argument valable, certes, mais pour lequel un simple tract contenant trois faits historiques aurait amplement suffi. Au demeurant, une heure avant le spectacle, je terminais la saison 4 de How I met your mother, qui l'expliquait tout aussi bien mais avec davantage d'humour.

J'ignorais donc qu'on pouvait être punk en danse contemporaine. Et j'oubliais que le FTA se donnait aussi pour mission de promouvoir l'avant-garde ou la scène la plus expérimentale qui soit, avec les ratés que cela suppose. J'aurais volontiers posé quelques questions à la discussion d'après-spectacle, si je n'avais pas été l'unique spectateur à rester (la pression du devoir, parfois, me pousse à me dérober ; et puis le Game 3 des Finals débutait au même instant). Une rare critique, parue ce matin : "Golpe, explique Sylvain Verstricht de Indysh, defies our expectations of what is supposed to happen when we go to a dance show. [...] I did feel uncomfortable for most of the show. And that’s a good thing". Ou pas.

Eu le temps d'entendre avant de quitter la salle que leur CD était disponible à la sortie pour dix piasses. Preuve qu'il existait malgré tout aussi un non-producteur qui, espérons-le cette fois, a finalement réussi à recouvrir le tout. 

mardi 8 juin 2010

En musique !


J'ai été bénévole, dans le courant du mois de mai, pour un « petit » festival à l'organisation pour le moins familiale, dont la notoriété médiatique et artistique en fait néanmoins un événement solidement implanté dans le calendrier de la ville : le Festival de Musique de chambre de Montréal, dont c'était la 15e édition à l'Eglise St-James, sur la rue Sainte-Catherine.

C'est une joyeuse pagaille : une foule de commanditaires se presse au portique sans que personne ne sache trop bien qui a demandé quoi et les réceptions succédant aux concerts se font le plus souvent en mode portes ouvertes et open bar. L'ambiance décontractée est posée, ce qui dénote à ravir dans le milieu généralement guindé de la musique de chambre. Ici pas de chichi : vendredis « Jazz et Jeans », placement libre, photographes autorisés – en dépit de leurs clacs incessants – et casting renouvelé avec une jeunesse talentueuse.

Ce qui fait avant tout la force du festival, c'est sa programmation (et le réseau tentaculaire de son fondateur et directeur artistique, l'omniprésent Denis Brott ?). En l'espace de trois semaines, se sont succédés en plein downtown des pointures telles que Oliver Jones, Kurt Elling – frais lauréat d'un Grammy, Anton Kuerti, Ilya Kaler, Ignat Solzhenitsyn ou encore Nathalie Choquette, dans des tonalités harmonieusement éclectiques, pour finir par un Marathon Brahms de six heures, que j'ai (heureusement ?) manqué.

La presse a longuement disserté sur le succès habituel de la sélection ; on en trouvera des exemples abondants sur la toile. Parmi mes découvertes plus personnelles :
  • deux sonates de Schumann (FAE en fa majeur, mouvements 2 et 3 ; pour violon nº2 en ré mineur opus 121, idem), d'une grande douceur ;
  • la joie de vivre de la famille Young, où quand Karen la mère invite filles et mari à se produire sur scène pour un quatuor vocal à la tendresse contagieuse ;
  • une inventive soirée cinéma, avec une très bonne composition du pianiste Stephen Prutsman sur un long-métrage oublié, pourtant drôle à en perdre sa mâchoire, de Buster Keaton : « Sherlock Jr » ;
  • le quatuor à cordes nº2 en la mineur, opus 13 de Mendelssohn (mouvements 2, 3, 4 si je ne m'abuse) (cette terrible paresse de toujours oublier de noter les mouvements qui m'ont le plus ému à la sortie d'un concert de musique classique ! cela fait des années que je me promets de le faire, c'est en vérité l'une des raisons d'être majeure de ce blogue) ;
  • le brillantissime enfin, malgré son très jeune âge, Quatuor Afiara, entièrement canadien quoique comptant parmi ses membres deux musiciens d'origine chinoise, ce qui certes a du biaiser un peu mon jugement. J'ai particulièrement aimé la virtuosité et l'impétuosité avec laquelle la premier violon (Valérie Li) et le violoncelle (Adrian Fung) s'emparent de leur partition. L'incessant jeu de pieds de Li traduit son appétit passionnel de musique, le feu qui la transporte lorsqu'elle arrache de son violon de stupéfiants mouvements. Les regards émerveillés que lui lance régulièrement Fung, pour mieux repartir à l'assaut de son propre instrument, montrent quant à eux la complicité, l'osmose artistique qui règnent dans ce groupe au demeurant charmant. Car non content d'être des magiciens sur scène, ils furent bien souvent aussi numéro un à l'apéro !

Tout cela pour souhaiter à cette institution minuscule (trois employés à temps plein et une poignée de bénévoles) tous mes vœux de succès pour la prochaine édition, dont je serai sans aucun doute, et pour inviter les montréalais à réserver quelques-unes de leurs soirées de mai 2011. Car la musique de chambre, qui continue étrangement à se chercher un public un peu partout dans le monde, reste, avec tout le respect que j'ai pour la création musicale de 1920 à nos jours, ce qui se fit encore de mieux dans l'Histoire. Et dire que le plus brillant d'entre eux fut presque sourd dès son enfance...

lundi 7 juin 2010

Douce vie des trappeurs

J'ai récemment terminé mon tout premier roman québécois (oui, je sais. J'avais une longue liste d'ouvrages à terminer avant de réellement me plonger dans le bouillonnement de la littérature locale). Et ce fut une agréable surprise.


Originaire de l'Abitibi et longtemps résident de la Côte-Nord, Jean-Yves Soucy, avant de devenir comptable dans les années 1970, a passé quelques années en temps que travailleur forestier. C'est sans doute à cette époque qu'il a forgé cet amour pour les grands espaces du nord du Québec qui donne tant de force à son premier ouvrage, Un Dieu Chasseur (1976), qui lui valut plusieurs prix. On trouve un peu du Giono des débuts, une sorte de panthéisme sec et violent similaire à celui de la trilogie de Pan, dans les personnages solitaires de Soucy : ils sont rêches, dur au mal, inimaginablement proches de la nature, sauvages – au sens premier du terme : « qui vit dans la forêt ». Un conte provençal ? en plus sauvage toute de même ; après tout, on parle du Canada. Ours et carcajous. Huskies peinant à tirer le traineau sur la trail enneigée, par quarante degrés en dessous de zéro.

Le Dieu Chasseur dont il est question, c'est Mathieu. Dix mois par ans, il vit seul dans sa cabane, à deux jours de marche du Mont Laurier, hameau misérable où il célèbre les fêtes chrétiennes par son dû annuel de bière fraiche et de prostituées. Le reste du temps, il chasse ; il observe la nature, il communie avec ses chiens. Il suit, comme truite le courant, le fil implacable des saisons. La plume de Soucy est riche : de noms d'oiseaux, de noms de fleurs. Elle est habile à décrire les petits signes imperceptibles au citadin, ceux qui décrivent les changements du temps, la mue nouvelle du monde libre.

D'autres personnages interviennent : son voisin l'Indien, dont on ignore le nom ; Emile le frère ; Marguerite, la femme. Des ennemis aussi : la Fouine par exemple, ou cet orignal blessé qui ne veut pas mourir. C'est un livre qui traite des relations de l'homme à la nature, mais pas seulement. On y trouve les rapports de l'homme à l'homme, de l'homme à la femme ; de l'homme de société au coureur des bois ; de l'homme à Dieu et à sa conscience de sa place dans le monde. C'est un livre fort, intransigeant, merveilleusement documenté, qui vous fait pousser des envies d'avoir grandi fermier conservateur, avec un savoir-faire manuel, ancestral. Et des envies de partir aussi, loin dans le grand nord.

On peut en lire les premières pages ici.

Après l'avoir reposé, j'ai ainsi filé, armé de ma carte Opus et d'une sacrée dose de patience, vers l'ancien village de Lachine, tout au bout du canal, pour rendre une petite visite au chaleureux musée « du Commerce de la fourrure à Lachine ». J'y ai caressé du castor, du raton-laveur, de l'ours même. J'y ai soulevé la lourde besace que trimballaient les coureurs. J'ai découvert ce qu'était le pemmican, la chair de bison séchée. Et j'ai suivi du doigt, interloqué, les routes interminables ouvertes par les coureurs de la Compagnie de la Baie d'Hudson dès le 18e siècle, qui filaient à travers monts et crevasses jusqu'aux derniers glaciers du haut Saskatchewan.

La visite est tout à fait ludique ; couplée à une promenade au bord du lac Saint-Louis, elle plaira beaucoup aux enfants mais aussi aux adultes, qui se remémoreront que la fortune de Montréal fut avant tout bâtie sur la fourrure, et que la production locale, aujourd'hui encore, en représente 85% du marché planétaire. On redécouvre aussi, au cas où on l'aurait oublié, que raquettes et canoës sont de prodigieuses trouvailles autochtones. Et l'on se dit que, décidément, les espaces gigantesques qui s'ouvrent à notre porte sont bien l'une des raisons pour lesquelles le Canada a toujours fait fantasmer, jusqu'au plus désintéressé des chercheurs d'or.

Bien entendu, j'ai beaucoup ri lorsque, quelques jours plus tard, une amie a sorti de sa besace magique une large part de fromage... Coureur des Bois !



Merce Cunningham - what the?

Pour rester dans la danse, l'ouverture du FTA marquait un double grand évènement : à la fois la première canadienne de Nearly 90 et, par ricochet, la toute dernière apparition à Montréal de l'un des grands dinosaures de la danse contemporaine, le new-yorkais Merce Cunningham, disparu en juillet 2009 à... presque quatre-vingt-dix ans. La très instructive discussion post-spectacle nous apprend notamment qu'au travers de son Legacy Plan, l'artiste a surtout choisi de ne pas laisser de vrai héritage, l'essentiel de ses créations devant faire l'objet de captations vidéos lors d'une gigantesque tournée d'adieux de deux ans, avant la dissolution pure et simple de la compagnie. Il s'agissait donc d'une dernière pour ouvrir : l'émotion se devait d'être au rendez-vous, et toute la presse en tremblait ! Il faut bien dire que le trailer portait beau :


Ce que ledit trailer montre peu en revanche, mais dont on perçoit déjà des bribes ici (il s'agit d'une captation lors de la création de la pièce à Brooklyn, la scénographie monstrueuse a depuis disparu pour des raisons logistiques), c'est l'insupportable cacophonie prétendument musicale que nous imposent, sur une bribe de "composition" de l'ancien bassiste de Led Zeppelin, les deux musiciens présents dans la fosse, John King et Takehisa Kosugi.

Je veux bien que la musique électro-acoustique soit un champ d'expérimentations, peuplé de créatures sonores étranges, souvent dérangeantes, parfois enchanteresses. L'ennui, c'est qu'elles ne le sont que trop rarement, enchanteresses, et qu'il faut avoir l'oreille sacrément avertie pour en tolérer plus de quinze minutes en improvisation. Dieu sait que j'ai pourtant donné ! je me souviens des délires lumineux de deux vieux polonais au Conservatoire central de Pékin, dont les élucubrations à base d'appeaux à oiseau et d'ampoules cathodiques les propulsaient joyeusement en enfance, et le public avec. Pour le reste : une capacité de concentration hors-norme et une vraie formation musicale sont, me semble-t-il, indispensables à une bonne appréciation de cette forme artistique pour le moins marginale.

Le problème de Nearly 90, c'est que la danse de Cunningham, elle-même, demande déjà une intense concentration. Tout est fait de déhanchés, de cassures, de rebonds aléatoires, de longues poses équilibristes. Chacun des interprètes dispose de toute la liberté voulue pour proposer sur scène ses propres découvertes, ses mouvements les plus spontanés. Ce serait sublime sur du silence complet, à la limite quelques pizzicatos de violon. Au lieu de cela, lorsque par miracle le spectateur parvient à se reconcentrer trois minutes sur le propos, les deux autistes du dessous s'en reviennent massacrer l'harmonie naissante par des distorsions rageuses d'une quelconque casserole qu'ils auront raclée contre un clou rouillée ou une carapace de tatou. C'est aussi malsain que Salad Finger, le volume excessif en plus. Car le fait est : le volume est poussé à son maximum, jusqu'à la saturation physique brute, jusqu'à l'implosion du tympan.

Alors voilà : passées les quinze premières minutes, je n'ai plus tenu en place, je désirais en permanence quitter mon siège, pour fuir le bruit, pour m'enfermer dans la salle de bains et pleurer.

Et c'est fort dommage - car la chorégraphie est intrinsèquement sublime, les danseurs d'une légèreté rare pour des corps occidentaux, les costumes tout à fait irrésistibles (sortes de secondes peaux noir d'ébène, transpercées de lignes blanches solaires qui peu à peu s'élargissent, à mesure que la combinaison s'éloigne de la peau, gagne en ampleur, se transforme en ailes de condors). Le spectacle est probablement magnifique ; mais calice ! pourquoi avoir choisi de le torpiller à ce point ?

Je reste très suspicieux au final. Car Kosugi fut, trente années durant, le comparse le plus fidèle de Cunningham. Il ne pouvait pas ne pas savoir. Qu'a-t-il alors voulu dire à travers ce spectacle, à travers ces choix artistiques incroyablement contradictoires ? Quelle réponse à la vie, quel héritage devons-nous y trouver ? La consolation que sous le bruit et la fureur survivent, inattaquées, la douceur et la paix ? Mouais....

dimanche 6 juin 2010

Poussières de sang : l'émotion par la violence

Assisté ce soir, dans le cadre du Festival Transamériques (FTA), à une représentation inédite au Canada d'une création pour le moins intense de deux chorégraphes burkinabés, Seydou Boro et Salia Sanou (qui, si ma mémoire ne flanche pas tant que ça, figuraient parmi les « 100 personnalités de l'année » choisies par Jeune Afrique en janvier 2010). Elle fut présentée pour la première fois à Montpellier-Danse en 2008.
 


On sait pertinemment, lorsque l'on va voir de la danse africaine, que l'on s'expose à une heure de performance autrement plus dynamique que la poésie subtilement triste des Kylian et autres Martha Graham, complaintes déchirantes du violoncelle, équilibres travaillés jusqu'à l'écœurement, scénographie épurée en infinis voiles noirs.

Avec la compagnie Salia nï Seydou, on se place immédiatement dans l'urgence et ça peut faire très mal. L'origine de la pièce pose d'emblée le décor : fin 2006, après quinze années de tractations et concessions, les deux compères parviennent enfin à ouvrir à Ouagadougou le premier centre chorégraphique de tout le continent africain. Las, alors que la Termitière inaugurait en grande pompe, policiers et militaires s'entretuaient sur le trottoir d'en face. Balles perdues, civils atteints, détresse. Alors ces deux noirs magnifiques, aux muscles déliés aussi puissants qu'habiles, comme toujours les hommes dans la danse africaine (qu'on se rappelle le superbe Sacre de Heddy Maalem), se mettent au travail. Ils veulent se poser comme témoins ; témoins de la violence inouïe contenue dans chaque homme, dans chaque pensée, dans chaque geste.

Durant une heure dix, portés par le tintamarre assourdissant et quasi ininterrompu des percussions, les sept danseurs s'écharpent : ils se brisent, s'écroulent, se redressent, tremblent et trépignent, se rapprochent, se consolent et se protègent pour mieux retomber dans l'ivresse guerrière, dans l'horreur des coups, du mépris, de la haine.

Les quarante premières minutes sont une succession de batailles rangées, à peine entrecoupées : de trop rares moments de tendresse, de trêve dans la lutte, portées par la voix maternelle de la chanteuse Djata ou les arabesques hautement fraternelles de deux danseurs mâles. Chaque fois, l'espoir s'effondre : la musique rugit de nouveau, hommes et femmes se mutilent de nouveau. La dernière scène dansée voit même Sanou venir achever la bonne mère, qui termine sa mélopée allongée sur le dos, tirée par les épaules, comme un simple cadavre.

La création burkinabèse, décidément, se porte bien. J'avais été fasciné par un ou deux spectacles entrevus à Marrakech cet hiver, dans le cadre d'un festival de danse contemporaine. Ici, Boro et Sanou réussissent l'exploit d'une chorégraphie millimétrée, répétitive, lancinante, quasi robotique, qui donne malgré tout l'impression que chacun des danseurs, chacun des musiciens a été exploité jusqu'au cœur de ses possibilités physiques et artistiques, jusqu'aux tréfonds de sa sensibilité, d'où il ressort invariablement la violence, mais aussi et surtout ce sourire lumineux sur les lèvres de tous au moment des vivas.

Un bien beau spectacle. Dernière demain soir, à l'Usine C (Papineau).

Acte fondateur


Alors voilà : mon tour a fini par arriver.


Voilà cinq ans de cela, à une époque adolescente où je croyais encore être un auteur en devenir, et tandis que je quittais mes terres européennes pour un voyage qui devait être court (je n'y ai guère depuis passé que quatre mois en cumulé), mes proches me suggéraient d'ouvrir mon propre blog, afin de les tenir informés et de publier quelques-uns de mes carnets de route.

Naïvement, je m'y refusais. De vagues convictions éthiques, mal formulées, mal assurées – une sorte de réactionnisme anti-sphère, un acte isolé qui rêvait vainement de sauver la littérature. Il me semblait inconcevable de devoir publier quelque pensée que ce soit sur le Net. Fascisme de vieillard ? J'ai toujours été hautement conservateur en art. Ne serait-ce la danse, l'humanité n'a à mon sens plus rien créé de bon depuis la Grande Dépression. Ma prose elle-même en appelait à Cendrars, à Steinbeck. Je me trompais sur tout la ligne. Car ils étaient chantres du futurisme, poètes de l'industrialisation effrénée : ils voyaient juste en l'avenir, avaient en fin de compte une foi immense en le devenir mécanique, technologique de l'homme. Eussent-ils vécu en ce tournant de 21e siècle, ils se seraient crevé la panse de bonheur à blogger dans les chaumières numériques.

Le train, on ne l'arrête plus. Autant le prendre en marche.

Ma démarche est pour le moins égoïste, en vérité. Car si je me lance à mon tour dans la vaste blogosphère, c'est moins pour toucher la sensibilité des masses, qui ignoreront, c'est le plus probable, dans les grandes largeurs mon propos, que pour réaliser enfin ce vieux fantasme de gosse : la tenue journalière d'un vrai carnet de bord, un archivage systématisé de mes aventures artistiques dans cette sublime ville des festivals, Montréal.

Voilà donc bientôt trois mois que j'ai posé les pieds en terre canadienne. Ou plutôt québécoise. Ou plutôt non : bien montréalaise. Une cité tout à fait à part, dans son histoire et plus sûrement encore dans sa destinée. J'y reviendrai. Toujours est-il que les spectacles, déjà se sont multipliés. Cette ville est fabuleuse. Il s'y passe trop de choses. Et j'oublie tout, trop vite, trop certainement. Abus d'alcool ? Dégénérescence précoce des tissus cellulaires ? Je me sais, à 27 ans seulement, dans l'obligation de désormais noter chacun de mes coups de cœur, chacune de mes déceptions, chacune de mes perplexités afin de ne plus m'égarer dans le vaste univers de mon expérience artistique. C'est triste au premier abord ; et puis à la réflexion, cela me paraît être une sublime opportunité.

Inspiration... plongée !